Lo-fi, « do it yourself » et Soundcloud, des travailleurs et travailleuses plus qu’en solo

par Hugo Verdier

Le thème du travail m’a amené à évoquer un sujet qui m’est cher dans la musique. L’objectif ici va  être de comprendre ces artistes qui semblent n’avoir besoin de personne, ou presque. Ils sont d’abord  compositeurs, paroliers, mais surtout multi-instrumentistes et agiles avec les techniques du son : ils  peuvent donc facilement s’autoproduire. Y a-t-il plus de travail d’artiste alors ?

L’overdubbing, est une technique de studio qui se démocratise tout au long des années 1960. Il s’agit  simplement du rajout d’une piste d’instrument joué, un riff de guitare ou des harmonies vocales par  exemple, sur une base rythmique, le tout formant ainsi le mix final du morceau. Si j’introduis  l’article sur cela, c’est parce que son développement va permettre à un seul individu d’enregistrer un  morceau « complet » en termes d’instrumentation. Dans la même période, de nombreux artistes ont  pris du recul par rapport aux concerts et aux tournées, perçus alors comme un « passage  obligatoire ». À l’inverse, il y a un engouement pour des albums plus travaillés. Progressivement  l’idée qu’une seule personne joue de tous les instruments sur un morceau ne devient pas illogique  puisque ce dernier n’est pas pensé pour être réalisé en live par plusieurs performeurs.  

Le premier grand exemple est McCartney de 1970, le premier album solo du tout juste orphelin des  Beatles. Il est enregistré dans sa maison en banlieue londonienne avec un équipement basique (four track tape). Excepté les harmonies vocales de Linda McCartney, Paul enregistre tous les  instruments, toutes les voix, il a tout écrit et a tout produit: il n’a pas eu besoin des traditionnels  musiciens de studio et d’un producteur. Tout cela en fait d’abord un précurseur du son lo-fi mais  surtout de l’indie, dans le rapport entre l’artiste et sa propre musique enregistrée. Ce même Paul n’a  fait que poursuivre une expérience musicale déjà entamée, puisque depuis l’album blanc il  expérimente des morceaux dont il est l’unique penseur et joueur. Enfin, il est bon de rappeler que les  critiques mainstream contemporaines sont sévères avec ce premier album, on lui reproche d’être mal fini, bâclé et mal enregistré.  

Quelle est l’évolution de ce mode de production ? Comment et pourquoi être le seul artiste de sa  propre œuvre ?  

Pour ce qui est du plus impressionnant, deux ans après l’exemple précédent, Mike Oldfield dévoile  Tubular Bells. Ici on est sur du rock symphonique, un sous-genre du rock prog avec une  instrumentation très variée et complexe. Il y a au total 274 overdubs, c’est-à-dire de pistes rajoutées,  pour presque 50 minutes de musique, principalement instrumentale, divisée en deux parties. Il y  joue la quasi-totalité des instruments, et notamment les tubular bells éponymes. La même année, il  y a aussi Todd Rundgren qui sort son troisième album Something/Anything? dans lequel, sur les  trois quarts du disque, il réalise à la fois l’instrumentation mais aussi, à la différence d’ Oldfield, la  production. Ce dernier va d’ailleurs impacter un artiste plus récent, qui va parfaitement coller au  sujet.  

Des années 1980 à 2000, les grands artistes multi-instrumentistes sont chronologiquement Prince  avec l’excellent Dirty Mind, à mon avis sous-estimé par rapport aux albums suivants. La vague de  l’alternatif est accompagnée par Trent Reznor, figure du projet indus Nine Inch Nails, Beck et son  Mellow Gold porté par un single, « Loser », enregistré dans la cuisine d’un pote, par Dave Grohl qui  comme McCartney se lance en solo, après la fin de Nirvana, avec un album fait maison. On peut  citer aussi PJ Harvey ou encore Anton Newcombe des Brian Jonestown Masssacre, qui  monopolisent plusieurs instruments, claviers, instruments à vents, dans leurs projets respectifs. 

Aujourd’hui c’est Kevin Parker et son projet Tame Impala qui illustre le plus le sujet. Sur ses quatre  albums de 2010 à 2020, partant du neo-psychedelia, notamment inspirés par Todd Rundgren, jusqu’au soft rock avec des touches disco, il pense, crée, joue et produit des morceaux parmi les plus  influents de la dernière décennie. La réalisation d’un album entier par un seul artiste est souvent  justifiée par les « limites » que représente le travail studio en groupe. Dans le cas où un compositeur  a une idée particulière sur un morceau, il peut être difficile de l’expliquer aux autres membres,  même avec des partitions. Il ne s’agira pas complètement de ce qu’il avait en tête et pour les artistes  étudiés, c’est quelque chose de très frustrant. Thoineau Palis avec son projet solo TH da Freak, dans  une configuration similaire avant 2018 et la participation en studio d’autres musiciens, évoque la «  méthode du dictateur » qui permet d’être la tête pesante exclusive d’un morceau ou d’un album.  

On retient donc que ces artistes sont d’abord multi-instrumentistes, généralement compositeurs et  paroliers mais surtout ils pensent la musique ici enregistrée et différencient cela de la musique jouée  en live ; il est difficile d’interpréter seul des morceaux très complets. Leur talent leur permet de jouer  tous les instruments d’une composition et ils sont alors les seuls « responsables ». De plus, si le DIY  (« do it yourself ») est très lié au son lo-fi, avec surtout R. Stevie Moore, on remarque que cela  apparaît aussi dans la musique « labellisée ».  

Récemment de nombreux projets hip-hop (par exemple, le terme lo-fi est aujourd’hui plus une  simplification de « lo-fi hip hop »; de la musique et des instrumentales fait maison qui se développent  énormément sur Youtube et Soundcloud), electro comme la vapor ou synthwave, sont réalisés par un  seul artiste. Pour ce qui est des genres proches de l’ambient, l’instrumentation est moins variée mais  reste excellente. L’un des exemples est le projet de Liz Harris, Grouper avec l’album Ruins de 2014,  enregistré en partie dans la province sud du Portugal ; on ressent les paysages de rivages, de villages  et de falaises dans un travail très personnel. Jenny Hval a produit Blood Bitch dans une optique  similaire ; il s’agit d’un excellent concept album de 2016 déjà évoqué dans le Tack n°2, influencé  par le fantastique et l’horreur.  

Aujourd’hui avec internet et notamment l’accès aux plateformes comme Bandcamp ou Soundcloud,  les projets solo se multiplient. Luna Li par exemple, a profité du confinement pour poster des  instrumentales complexes et variées sur Twitter ; harpe, solos de guitare avec chorus, claviers ou  encore violons, elles ont très largement tourné et illustrent l’apport pour les artistes de ce réseau  social. L’algorithme Youtube a aussi permis à des artistes indie d’émerger ; à force d’apparaître dans  les recommandations ou les contenus suggérés. C’est le cas du folk et psyche I Didn’t Know de  Skinshape (William Dorey). D’ailleurs le terme indie de par sa définition, peut aussi impliquer un  enregistrement et une production fait par un individu. Pour ce qui est de Soundcloud, c’est le  projet solo de Marie Ulven Ringheim, girl in red, qui a débuté avec le single « I Wanna Be Your  Girlfriend » fin 2016, single qui a rapidement atteint des milliers d’écoutes au bout de plusieurs  semaines.  

Pour conclure, les multi-instrumentistes ont d’abord enregistré des démos pour leur groupe avec  parfois une variété d’instruments joués; les exemples fondateurs étant Paul McCartney et Brian  Wilson. Dans les années 1970 le principe du « DIY » apparait comme une finalité à l’album et  même un élément qui le caractérise, comme pour Mike Oldfield qui est aujourd’hui réputé surtout  pour cela. A partir des années 1980 ce principe continue de circuler entre les genres pop mais c’est  néanmoins l’alternatif et l’indie qui y sont principalement associés. Depuis la fin des années 2000,  l’existence de divers logiciels a démocratisé la création musicale d’abord mais aussi l’utilisation  d’instrument variés: avec un clavier midi on peut réaliser des orchestrations ou jouer un son peu  commun de plus en plus réalistes et complexes. Les plate-formes déjà évoquées regorgent de travailleuses et de travailleurs qui repoussent toujours plus la créativité et ils ont la possibilité  d’exprimer le mieux possible ce qu’ils ont en tête.  

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