Le mérite ne serait-il que de la chance ?

par Mayli

 La pandémie actuelle fait ressurgir un questionnement important autour des emplois jugés  essentiels et de leur valorisation sociale et économique. Johann Chapoutot remarque ainsi que  « le salaire que l’on perçoit est indépendant de l’utilité sociale de l’activité voire inversement  proportionnel à celle-ci » : les héros d’aujourd’hui, comme le gouvernement aime à les appeler,  sont moins bien rémunérés que les salariés en télé-travail de secteurs non-essentiels ce qui  interroge sur le calcul du montant d’un salaire, et donc sur le mérite à percevoir un haut revenu.  Le mythe du mérite, conditionnant nos notions d’échec et de réussite, est ancré dans notre  quotidien : les notes à l’école, la sélection à l’université, la concurrence entre les travailleurs et  celle entre les entreprises, le système de retraite par points. L’adage est universel : « on récolte ce  que l’on sème », justifié par le « si on veut, on peut ». Pourtant, en sociologie, on comprend que  notre situation dépend bien plus de notre héritage que de nos efforts personnels. 

 Pour Pierre Bourdieu, l’héritage d’un capital culturel, économique, social et symbolique va  générer un système de préférences, de goûts, d’aptitudes qui va définir l’habitus propre à un  milieu social donné. Bourdieu écrit que l’habitus est « le social à l’état incorporé » : l’individu se  comporte d’une manière qui lui semble totalement naturelle alors qu’elle n’est que le fruit de sa  socialisation. Ainsi, les loisirs, les goûts ou même les capacités particulières ne relèvent pas d’un  choix personnel ou d’un don naturel mais sont déterminés par notre positon sociale. Au sein de la  famille bourgeoise, la compétence culturelle – le « bon gout » – est transmise dès le plus jeune âge  par l’immersion des enfants dans un environnement cultivé (lecture, théâtre, musée). Au travers  de leur socialisation familiale, les étudiants issus des catégories favorisées héritent d’une certaine  familiarité avec la culture savante, très proche de la culture demandée à l’école. Inversement, les  étudiants issus des catégories les plus défavorisées n’héritent pas des compétences culturelles  valorisées par l’école et se caractérisent, par exemple, par une moindre maitrise de la langue  scolaire qui « n’est une langue maternelle que pour les enfants originaires de la classe cultivée ».  P. Bourdieu et J-C Passeron interrogent la croyance méritocratique selon laquelle l’école  favoriserait l’égalité des chances et la disparition des privilèges liés à l’héritage familial. Cette  institution traite en effet tous les élèves comme égaux face à la culture alors qu’ils sont inégaux  de fait. Par exemple, lors d’un concours, les épreuves sont les mêmes pour tous les candidats ce  qui parait égalitaire mais les étudiants qui sont proches de la culture savante depuis l’enfance  n’ont en réalité que peu d’efforts à fournir relativement aux autres pour satisfaire aux critères du  concours : il est donc prévisible que 5,6 % d’enfants d’ouvriers entrent dans les écoles  d’ingénieurs (alors qu’on compte 21 % d’ouvriers dans la population active), contre 54 %  d’enfants de cadres (18 % de la population active). Pour justifier les inégalités scolaires obtenues,  l’école les rapporte à des inégalités de compétences naturelles, dans une « idéologie du don »,  alors que Pierre Bourdieu montre qu’elles sont culturelles, acquises au sein d’un milieu social. La  dénégation de l’effet de l’héritage culturel permet finalement à l’institution scolaire de légitimer la  reproduction sociale en lui donnant un fondement méritocratique. L’école transforme alors une  hiérarchie sociale non légitime – car reposant sur l’héritage familial – en une hiérarchie sociale  relativement identique mais légitimée par le mérite scolaire.  

Par ailleurs, Jean-François Amadieu, directeur de l’observatoire des discriminations, soutient que  la discrimination liée à l’apparence reste taboue mais forte. Un testing réalisé par Université  Paris-1 sur les embauches en poste d’accueil montre que sur 200 envois de CV identiques mais  aux photos différentes, la femme blonde reçoit 90 réponses positives contre 22 pour une femme  noire (racisme) et 15 pour une femme en surpoids (grossophobie). Le physique est l’objet de  nombreux préjugés, les personnes perçues comme belles seraient aussi perçues comme plus  sympathiques, plus intelligentes et plus heureuses. De plus, les critères de beauté occidentaux –  mais diffusés dans le monde – sont fondés sur du sexisme, du racisme, de la grossophobie ou  encore du validisme, ce qui ne contribue pas à l’acceptation des minorités en question qui auront  plus de difficultés pour réussir. Le physique a évidemment un impact sur le caractère : si l’on a  l’habitude de se faire rejeter à cause de son physique, la confiance en soi nécessaire pour essayer  quelque chose et peut-être réussir se dégrade. En réalité, dans son ouvrage Le poids des  apparences, Amadieu insiste sur l’aspect social de l’apparence : la beauté n’est pas un don.  « L’apparence est très liée au milieu social. Vous êtes plus ou moins exposé à l’obésité ; l’accès  aux soins dentaires ou l’exposition au risque de handicap sont inégalement répartis dans les  groupes sociaux ». Les chances de réussite sont donc bien inégalement réparties entre les différentes classes sociales, la méritocratie est plutôt défectueuse : l’élite anglaise en 2012 est  issue des mêmes familles que l’élite anglaise de 1170 – même chose pour l’Italie entre 1427 et  2011. 

Néanmoins, le concept de mérite est creux également en philosophie. En effet, on ne peut  mériter que ce que l’on a fait soi-même, ce qui exclut déjà tout ce que l’on a obtenu par la rente,  l’échange ou le hasard. Or, le hasard détermine pour beaucoup nos vies : deux agriculteurs  peuvent travailler autant mais l’un dans un champ stérile et l’autre dans un champ fertile. Deux  individus peuvent étudier autant mais l’un détient un patrimoine génétique qui lui donne une  mémoire performante et l’autre nait avec un handicap qui pénalise sa capacité de travail. Deux  artistes peuvent être talentueux mais l’un va avoir la capacité financière d’exposer ses oeuvres et  l’autre non. L’individualisme et la responsabilité individuelle tient une place centrale, même si  l’idée de « se faire tout seul » est une illusion tant l’individu est lié à la société – socialisations,  formations, infrastructures, soins. Il n’existe rien que l’on ai entièrement produit de nous-même  donc rien que l’on mérite. John Rawls écrit ainsi : « Nous ne méritons pas notre place dans la  répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial  dans la société. Avons-nous un mérite du fait qu’un caractère supérieur nous a rendu capable de  l’effort pour cultiver nos dons ? Ceci aussi est problématique ; car un tel caractère dépend en  bonne partie d’un milieu familial heureux et des circonstances sociales de l’enfance que nous ne  pouvons mettre à notre actif. La notion de mérite ne s’applique pas ici. » Par conséquent, la vie  étant faite d’héritages, d’opportunités et de chance, la justice attributive fondée sur le mérite  individuel n’est pas rationnelle, la distribution des ressources devrait donc être fondée à partir de  principes collectivement déterminés, dans un cadre de coopération et d’équité nécessaires à une  vie sociale harmonieuse. 

De plus, la méritocratie est d’abord fondée sur la conception d’un nombre limité de places  avantageuses qui peut tout à fait être remis en question: selon Malthus, « tous les hommes ne  sont pas conviés au grand banquet de la nature », ce qui pousserait à la compétition entre les  individus pour y accéder. Cette question de rareté des places est le résultat d’une anthropologie  dualiste, dans laquelle le monde est divisé en deux catégories : la masse et l’aristocratie naturelle  (autrefois héréditaire, aujourd’hui méritante). La masse est paradoxale car elle désigne le peuple,  irrationnel et inculte, politiquement incompétent mais fondateur du pouvoir politique à travers  l’élection politique, qui extrait une partie de l’aristocratie naturelle. Mais si l’on redistribuait à part  égale le patrimoine transmis par l’héritage chaque année à tous les Français majeurs, chacun  disposerait de 310 000 €. Le nombre de places n’est pas limité, c’est seulement le partage qui est  insatisfaisant : certains individus s’accaparent les places des autres. 

Pourquoi la compétition continue-t-elle si les ressources sont suffisantes pour chaque vie  humaine ? Le néolibéralisme repose sur une idée majeure : si la compétition est juste, dans un  marché en concurrence pure et parfaite par exemple, les inégalités sont légitimes, et surtout  efficaces. Une forte sélection s’opère aujourd’hui pour adapter l’espèce humaine à un  néolibéralisme inéluctable – alors que ce sont bien nos représentants qui signent des traités de  libre-échange avec d’autres dirigeants, ce sont bien nos États qui interviennent pour assouplir les  règles du marché. Les individus les plus aptes à s’adapter à ce mode capitaliste, c’est-à-dire  ceux dont la productivité est la plus forte, se voient récompenser par les dirigeants qui ne se  préoccupent que du taux de croissance, indice idéal pour accroitre leur profit. Le darwinisme  social développé par Spencer, très éloigné de la pensée de Darwin, inscrit la lutte économique  dans la loi de l’évolution, justifiant la suppression des individus les plus inaptes à s’adapter: les  improductifs, les pauvres. Le XIXème siècle marque une obsession d’une supposée  dégénérescence de l’espèce humaine avec la peur que la sélection naturelle n’officie plus.  Pourtant, Darwin montre que la lutte des espèces s’effectue contre des obstacles naturels et non  entre individus, et que le coopération rend une espèce plus apte à survivre que la compétition,  avec l’exemple des fourmis. Servigne insiste également sur l’épuisement lié à la compétition alors  que l’entraide est une autre loi de la jungle naturelle mais très efficace pour la survie d’une  espèce. 

 Le mythe du mérite est pourtant relayé même dans les classes les plus défavorisées, ce qui peut  paraitre paradoxal car ce sont ces classes qui perdent le plus dans la compétition mondiale. 

Pourtant, si cette croyance est si forte, c’est peut-être parce qu’elle rassure l’Homme : le slogan  de SciencesPo Bordeaux « je le peux parce que je le veux » est tout de même plus optimiste  qu’un slogan plus proche de la réalité « je le peux parce que je le veux et que je dispose d’un bon  capital culturel, économique, social et symbolique ou si je suis prêt.e à étudier dix fois plus que  mes camarades pour rattraper mon héritage culturel insatisfaisant, tout en sachant que mes  proches ne pourront pas m’aider financièrement et que je devrais donc trouver un job étudiant  pour louer un appartement insalubre mais peu cher et rembourser les frais d’inscription, et donc  que je vivrais dans une insécurité économique permanente sans être sûr.e de remporter le  diplôme ». 

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