par Nicolas Gruszka
Le confinement a permis de mettre le doigt sur certaines limites inhérentes à notre système économique liées au travail. Mais surtout, il nous laisse philosopher et le voir sous de nouvelles perspectives.
« Il y aura un avant, et il y aura un après »… ou pas !
Nombreux sont les spécialistes à espérer que cette crise sanitaire liée à la Covid-19 transforme en profondeur nos sociétés en souffrance. Mais est-ce vraiment le cas ? Confinement ou pas, on fait toujours appel à des travailleurs détachés pour nos récoltes. L’autonomie alimentaire n’est pour l’instant qu’un concept. On commande toujours en ligne des biens de consommation qui arrivent par cargo, tout en râlant sur les émissions de CO2 et la fermeture de nos commerces locaux. Grâce à tous nos efforts, bientôt Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, aura un confortable statut de billionnaire. On continue d’ailleurs de jalouser cette poignée de milliardaires aussi riches que la moitié de la population mondiale.
Nos dirigeants lorgnent toujours sur de nouvelles ressources, comme le projet de mine d’or « Espérance » en Guyane – un an après l’abandon officiel de « la Montagne d’or »- c’est dire si leur bon sens est fragile ! Nos marchandises font toujours 5 à 6 fois le tour du monde. Les exploitants, esclaves de la finance, sont toujours conditionnés à ne regarder que l’argent généré et presser les exploités à extraire davantage les ressources, façonner, assembler, vendre et distribuer. Notre Iphone13 en dépend ! Il sera d’ailleurs relié à la 5G pour mieux capter les vidéos en HD qui nous aideront à davantage nous couper du monde réel. Et ce n’est pas de notre faute si nous devons en racheter un, la batterie du précédent ne tenait plus la charge, merci à l’obsolescence programmée !
Les filières de recyclage et de revalorisation des déchets ne sont pas plus aidées qu’auparavant. On ne peut sans doute pas soutenir à la fois Renault, Air France et des initiatives souvent portées par une minorité isolée et marginalisée. A quoi bon, de toutes façons, quand on voit le nombre de masques à terre depuis le déconfinement, on se doute bien que l’humain se soucie de la planète que lorsqu’il n’a rien d’autre à penser.
Dans le secteur tertiaire, ce qui a changé, c’est que maintenant, on peut faire tout ça en pantoufles depuis chez soi, grâce au télétravail ! Grâce aux machines, le lien social est préservé ! Encore faut-il en maîtriser les outils et ne pas se laisser entraîner par la lente fusion entre sphère publique et sphère privée, dont les applications de traçage pour raisons sanitaires n’en sont que la figure de proue.
Applaudissons donc à la fenêtre ce qu’il reste de positif à notre humanité ! Et félicitons-nous, tous ces exploits sont le fruit de notre travail !
Ne soyons toutefois pas mauvaise langue, cette pandémie aura quand même permis de mieux considérer les métiers des soignant-e-s, des chauffeurs, des manutentionnaires, et de celles et ceux qui ont fait tenir debout notre société toute entière, mais à quel prix ? Celui du SMIC ! Avouez que ça vaut bien une petite médaille et une petite prime de risque !
Bref, les changements majeurs dans notre rapport au monde semblent être, eux, restés confinés. C’est comme si nous étions pris dans l’engrenage de notre propre système ; à tel point que souvent la perspective de l’effondrement nous apparaît à la fois comme une fatalité et comme une solution.
Un triptyque Travail-Effort-Salaire
Selon la légende, plutôt controversée, l’étymologie du mot travail est associée au latin Trepalium, désignant un instrument de torture, confortant l’idée de souffrance et d’effort inhérent à cette discipline. De plus, le travail renvoie à la notion de salaire et donc de moyen de subvenir à ses besoins. Le salaire est ainsi érigé en récompense d’un certain effort, effort qui semble être mesuré surtout en fonction du niveau d’études ou de sa pénibilité, plus que de son utilité. C’est en tout cas cette fragilité du système que le confinement généralisé a mis en lumière.
Aujourd’hui, vouloir rééquilibrer l’échelle des valeurs de nos métiers semble être l’enjeu et la leçon à tirer de cette crise sanitaire. D’où ces tentatives d’ajustement, mais qui se heurtent à une problématique de plus grande ampleur, celle du triptyque travail-effort-salaire.
Le salaire, pris comme argent gagné en échange du travail fourni, est la seule entité vraiment mesurable de ce triptyque. On a tendance à vouloir mesurer le travail en temps et en résultat, et à faire correspondre ce temps dépensé à un salaire défini, pondéré par la valeur qu’on attribue à l’effort qui lui correspond.
Mais est-ce vraiment un bon calcul ? Le temps passé à obtenir un résultat n’est-il pas complètement aléatoire ? Il dépend de l’expérience, de l’humeur et de la santé du travailleur, des contraintes environnementales, des ressources dépensées, et de tellement d’autres paramètres ! On a beau appliquer les lois de Pareto, selon lesquelles 80 % du résultat est dû à 20 % du travail et inversement, cela reste une estimation qui semble très approximative.
De même, rétribuer le travail accompli par un salaire défini est certes sécurisant pour l’employé et son employeur, mais pas forcément beaucoup plus fiable mathématiquement. Dans un monde simpliste et idéal, on diviserait la quantité totale d’argent par le nombre de travailleurs, toujours selon des pondérations établies en fonction de l’effort fourni. Or, la quantité totale d’argent à distribuer est variable. On le voit bien lors d’une pandémie ou d’une catastrophe naturelle. « Réparer » notre système est coûteux et le coût ne correspond plus à l’effort fourni. Pour être à l’équilibre, il faudrait alors aussi faire fluctuer soit les salaires, soit le nombre de travailleurs. Ce qui nous montre que la sécurité de l’emploi telle qu’on la connaît aujourd’hui n’est pas viable mathématiquement.
Va-t-on s’en plaindre pour autant ? Pas tant qu’une partie de notre système économique en dépend. Pas de prêt bancaire sans CDI. Pas de logement sans gagner 3 fois son montant. Pas de retraite complète sans un nombre suffisant d’annuités. Autant d’injonctions de notre modèle sociétal qui ne laissent place ni à l’échec, ni au vivant dans son ensemble.
Le sens du devoir
Mais laissons de côté les valeurs comptables pour s’intéresser aux valeurs morales liées au travail. L’apparition de nouvelles maladies telles que le burn out ou le bore out nous montre à quel point la question du sens est cruciale. Dépassons le caractère aliénant qu’on associe trop souvent au travail. Car ce à quoi nous œuvrons tous autant que nous sommes, quelquefois inconsciemment, c’est à la construction de notre société dans son ensemble. C’est pourquoi nous nous devons de considérer le travail comme essentiel et nécessaire.
Alors pourquoi le haïssons-nous si souvent ? Parce que, depuis des années, les méthodes de management ont généré de l’injustice et altéré la perception qu’on s’en fait. Tous les modèles liés au travail sont borgnes et nous rendent aveugles au désastre que nous produisons. A ne regarder que la valeur économique, à considérer l’humanité comme un tout indépendant du reste du vivant, nous en sommes arrivés à des absurdités sans commune mesure. En considérant l’effort et le résultat individuel au lieu de la construction collective, nos patrons nous poussent souvent à la comparaison, à la compétition, au détriment des capacités momentanées de chacun. De plus, la mauvaise répartition de la pression individuelle provoque un désintérêt global et un sentiment d’aliénation.
Vous connaissez sans doute cette histoire des trois tailleurs de pierre à l’œuvre. L’un grommelle, l’autre semble indifférent, le troisième rayonne. Quand on demande au premier ce qu’il fait, il marmonne qu’il taille des pierres en pestant. Le deuxième, un peu plus méthodique, explique qu’il construit un mur. Le troisième, quant à lui, aussi concentré qu’heureux, déclare qu’il érige une cathédrale ! Ils font tous les trois le même travail, mais la perception qu’ils en ont change non seulement leur moral, mais aussi leur résultat.
La notion du sens dans le travail est donc importante. Elle doit être posée à l’échelle de l’ensemble du vivant, et remise en question à chaque instant. Notre modèle doit évoluer en permanence en fonction de son environnement. La question de l’effort doit elle aussi être régulièrement réinterrogée, au vu des nombreuses évolutions technologiques qui nous aident à accomplir notre travail autant qu’elles nous rendent dépendant.
Quelles leçons à tirer de la crise sanitaire ?
Alors quel modèle pour demain ? Quelles leçons va-t-on tirer de cette pandémie créée par l’absurdité de notre système. De cette exploitation du pangolin à cette agglutination de bouches à nourrir et d’humains dépendant de leur salaire ? De cet acheminement chaotique de denrées alimentaires et de masques de protection ? De cet effort incommensurable pour soigner et protéger nos plus vulnérables ? De ces aides nécessaires pour subvenir aux besoins d’acteurs de secteurs aussi variés que l’artisanat, la culture, et l’hôtellerie-restauration, tous statuts confondus ? Quelles leçons va-t-on tirer de la façon dont nos pédagogues ont dû s’adapter pour continuer à instruire nos enfants ? Comment vont s’orchestrer nos déplacements, maintenant qu’on a eu la preuve de l’impact de leurs émissions néfastes pour la planète ? S’agit-il simplement de réparer notre système ou de le reconstruire, de le remodeler ?
Si la tendance de nos gouvernants est de changer le moins possible, de reprendre le plus rapidement comme auparavant le cours des choses, peut-être juste en nous culpabilisant davantage sans nous donner les moyens de tester de nouveaux modèles, il ne nous est pas interdit de penser à plusieurs pistes d’évolution. Allez, rêvons un peu ! Imaginons notre futur !
Ancrer davantage le travail sur un territoire.
Pour redonner du sens à notre travail, il faut que nous puissions voir l’impact de nos efforts. Sur nos vies autant que sur notre environnement. Nous ne prenons conscience de nos actes que si nous les voyons.
Tant que nos I phones seront fabriqués à partir de matières premières extraites en Afrique, assemblés en Chine et vendus par des multinationales, nous ne verront pas l’impact de nos actes. Nous continuerons donc de les vendre, de les acheter, de concevoir de belles applications en ayant l’impression de bien faire et de servir le bien commun.
Tant que nos déchets seront emmenés loin de nous et souillerons d’autres terres que les nôtres, nous continuerons de les produire, la plupart du temps sans nous en rendre compte. Quel communicant a conscience qu’à chaque partage d’événement local voué à renforcer le lien social, c’est un peu plus de banquise qui fond à l’autre bout de la planète.
Tant que nos médias seront centralisés, nos informations seront partielles et partiales, décorrélées des subtilités locales. Les images et discours produits ne feront que renforcer le déracinement de nos pensées. Il en va de même pour notre politique globale et nos lois ; citons à titre d’exemple les ravages de la politique agricole commune sur la biodiversité et sur le moral de nos agriculteurs.
Nous avons d’ailleurs tout intérêt à réorganiser notre système agricole pour gagner notre autonomie alimentaire, si nous voulons pallier au risque de pénurie. La pandémie a révélé la fragilité du secteur, que ce soit au niveau de la production, de l’acheminement ou de la distribution. Il suffit d’un grain de sable, une tension diplomatique qui bloque l’accès au pétrole, et donc au transport des produits ; une sécheresse non anticipée ; l’arrêt brutal des exportations de la part d’un pays inquiet, et c’est toute l’industrie agroalimentaire qui s’effondre.
Nous devons donc repenser le travail localement, et autour de nos besoins fondamentaux. Notre nourriture, notre énergie, nos liens sociaux, notre culture, nos foyers…
« Nous ne sommes pas le produit d’un sol, mais celui de l’action qu’on y mène », dit le proverbe. Ce qui nous lie, ce sont nos actions, mais si elles ne sont pas enracinées à notre environnement, notre société est volatile et parasite, et alors nous ne valons pas mieux que le virus SRAS-COV-2. Veillons toutefois à ne pas nous considérer comme seuls légitimes sur ce territoire. Considérons le vivant dans son ensemble et ne nous voyons pas au centre de toutes les interactions. Laissons des espaces libres, au sein de notre territoire, où la nature aura tous ses droits.
Réorganisons notre travail selon un nouveau triptyque
La notion de temps de travail est difficile à réguler. Imposer la semaine de 35h ou 39h est une moyenne comptable qui ne prend pas en compte les paramètres variables de l’effort à fournir et rend le travailleur sujet et non acteur de ces réalisations. Pensons plutôt le travail en missions ou en projets à accomplir.
De même, le rêve que chacun puisse trouver un travail qui lui plaît est vain. Il est des métiers que personne ne veut faire et qui sont pourtant essentiels à notre société. Trouver du plaisir dans son travail est une notion bien différente de celle de trouver un travail plaisant. Mais fort heureusement, le niveau global d’étude et l’intelligence collective nous a rendu bien plus polyvalents qu’autrefois. Au lieu de penser le travail comme un service unique à la société, nous devrions le penser selon trois catégories par lesquelles nous devrions forcément passer.
La première, serait de l’ordre de la corvée. Le service à la société, mais qui ne nous fait pas vraiment plaisir. Nous accomplirions cette mission à tour de rôle, pour permettre à chacun d’accéder à la deuxième catégorie, celle du travail créatif, inspirant, celle au service du bien-être et du confort, toujours afin de servir la société, mais plus valorisant pour l’estime personnelle. Ainsi, les designer et les hôtes de caisse partageraient un même vécu, puisqu’ils pourraient exercer leurs métiers respectifs à tour de rôle. Les banquiers du lundi pourraient être les maçons du vendredi. Les agriculteurs pourraient être délestés d’une partie de leur travail puisqu’une plus grande partie de la population serait autonome et travaillerait quelques heures à sa ferme de quartier. Ce vécu partagé souderait la société et renforcerait l’esprit collaboratif. Évidemment, avec un tel système, les temps de formation devraient être revus, et les études faites uniquement en début de vie seraient réparties sur toute la vie.
La troisième catégorie de travail serait le travail personnel, pour assurer sa survie et celles des autres. Un temps pour s’occuper de soi, de ses proches, des plus fragiles, un temps pour soigner de manière générale l’âme du monde. Il s’agirait d’un temps pour prendre soin non pas de l’espèce humaine uniquement, mais du vivant en général. Au vu des dégâts que notre espèce provoque sur Terre, il y aurait de quoi faire pour réparer. Il s’agirait tout simplement de rétablir le juste équilibre entre ce que la nature nous donne et ce que nous lui apportons.
Avec quels moyens ?
Pour entamer une telle mue dans notre système, il faudrait pouvoir s’affranchir de notre dépendance à l’économie. Considérer que l’argent est un moyen d’échange parmi d’autres. Remettre en avant l’échange naturel de biens et de services entre citoyens. La notion territoriale en est une des clés. Par exemple, une mairie pourrait offrir un logement et un moyen de transport propre à ces employés plutôt qu’un salaire indécent complété d’une triade d’aides sociales.
D’autres pistes sont intéressantes. Le revenu universel, versé toute la vie sans condition, permettrait de repenser le salaire comme ressource et non comme but. De nombreux détracteurs de ce procédé y voient là un moyen de s’affranchir du travail et de pousser à l’oisiveté. Mais cette vision est issue d’un conditionnement à relier systématiquement le travail au salaire. Or ce n’est déjà pas le cas pour le bénévolat, le travail de l’éducation des enfants ou les attentions solidaires à ses voisins. Le confinement a mis en exergue ce type de travail là, sans pour autant l’avoir valorisé. Certains départements, dont celui de la Gironde, ont d’ailleurs relancé l’idée du revenu universel, dont la demande d’expérimentation avait déjà échouée il y a un an. Pas sûr que nos dirigeants aient changé d’avis depuis, mais le droit à l’expérimentation doit être débattu autant de fois que le contexte le permettra. Expérimenter, c’est le premier pas pour changer, quitte à se tromper.
Enfin, dans ce même objectif de mieux répartir l’effort collectif, le progrès technologique aurait sa place à jouer. Il nous permettrait d’être plus efficace en travaillant pour plusieurs missions à la fois. Les cerveaux de la jeune génération sont déjà rompus à l’exercice. Combien d’étudiants apprennent leurs cours tout en suivant une série ou en écoutant un podcast ? Le livreur à vélo pourrait en pédalant produire et stocker de l’énergie qui serait redistribuée à la collectivité une fois le vélo garé à une borne spéciale. La chaleur de nos serveurs, relocalisés, pourrait nous chauffer en hiver. L’homme de bureau pourrait piloter la récolte à distance via une machine mécanisée. Tout ceci serait possible à condition de collecter au préalable les outils nécessaires, reconditionnés à partir d’anciens objets technologiques désuets, afin d’extraire le moins possible de nouvelles ressources de notre planète. La meilleure des ressources, sans doute inépuisable, ce sont d’abord et avant tout nos idées ! !
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