Disco Elysium, à la rencontre de deux univers, le joueur doit-il être spectateur ou acteur ?

Article écrit par Bastien Silty.

Avec le retour des événements culturels en présentiel, je me suis rendu compte que je ne savais plus me comporter devant un spectacle. Suis-je censé applaudir à chaque scène émouvante lors d’une pièce de théâtre ? Faire entendre mon mécontentement quand les paroles du concert ne me plaisent pas ? Ai-je la possibilité d’être un acteur de la représentation qui se déroule devant moi alors qu’elle me force à rester à ma place de spectateur ? En bref, quelle est ma place de spectateur face à un spectacle vivant ?

Le meilleur moyen de comprendre l’emplacement de mon cul entre ces deux chaises est d’étudier le parti-pris par le studio estonien ZA/UM dans son œuvre la moins vivante : le jeu vidéo Disco Elysium !

Commençons par définir l’école du spectateur. Il s’agit de l’acquisition des différents codes d’action : de mise en scène, de d’écriture, etc. L’école du spectateur est donc le chemin à parcourir afin de comprendre le fonctionnement d’un art. Il s’agit alors de se renseigner sur les personnes ayant permis la création d’une telle œuvre. L’attitude à avoir lors du déroulement de l’œuvre, savoir quand et comment réagir ; font partie de cet apprentissage. Cette école prend tout son sens dans les spectacles vivants type théâtre/opéra/danse pour ne pas déranger les acteurs ou le déroulé des scènes. De même dans les musées ou les cinémas, un apprentissage est nécessaire afin de ne pas déranger les autres spectateurs dans leur appréciation. Dans le monde du jeu vidéo, c’est donc un peu différent étant donné que la pratique est souvent solitaire et dans un espace clos. Pour autant, les liens entre les deux types d’art existent et c’est cette réflexion qui est proposée ici.
Disco Elysium est un Point And Click narratif, l’ensemble du jeu se fait à la souris. Réveillé un lendemain de cuite vous incarnez un détective amnésique qui doit résoudre un meurtre macabre lorsqu’un homme en combinaison spéciale se retrouve pendu à un arbre derrière le motel où vous résidez. Le joueur est alors plongé dans une ambiance relativement réaliste, les quêtes secondaires se succèdent et les possibilités sont alors multiples. L’histoire avance avec deux moyens très différents. Empruntée aux jeux de rôles (Role Playing Game/RPG) la réussite de jet de dés est nécessaire, pour cela vous choisissez les qualités de votre personnage en accordant des points dans quatre arbres différents : l’Intelligence, la Psyché, le Physique et la Motricité. En fonction de vos qualités, vous aurez accès à des connaissances et des dialogues différents. Pour échanger avec les autres personnages, le dialogue est l’outil favorisé, mais, souffrant de plusieurs problèmes psychologiques, le personnage principal passe aussi une grande partie de son temps à parler à lui-même ou du moins à ses talents. Les dialogues sont amenés d’une manière théâtrale avec leurs didascalies. Les jeux narratifs n’étant pas toujours doublés (c’est d’ailleurs très rare un jeu entièrement doublé) L’existence de précision sur les intonations de voix est plus que bienvenue. Parlons alors de ceux qui ont écrit ces textes, je tiens juste à préciser que les textes sont d’une richesse incroyable et parfois complexes à déchiffrer en anglais, pour autant la localisation (ici comprendre traduction) a été acclamé par l’ensemble des joueurs pour avoir réussi à capter l’authenticité de ce scénario.

L’écriture s’est faite à huit auteurs sous la direction de Robert Kurvitz. Ce dernier est un romancier estonien et grand joueur de RPG. S’il est né à Tallinn en Estonie, il déménage à Londres à la suite du succès relatif de son livre de fantaisie Air sacré et terrible. On retrouve d’ailleurs ces deux décors dans Disco Elysium, la toile de fond semble provenir d’une peinture sombre de l’ère victorienne britannique. On ressent alors très bien les deux pays dans lesquels Kurvitz a habité. L’histoire se déroule dans la ville fictive de Revachol qui subit l’oppression imposée à la suite d’une rébellion, la ville est alors bloquée entre montée du fascisme et l’appel communiste. Des enjeux pouvant se rapprocher de l’histoire de l’Estonie qui s’extirpe du bloc soviétique en 1990, mais aussi de l’Angleterre plus contemporaine qui connaît une montée de l’extrême droite violente à l’image du reste de l’Europe. Il est nécessaire de noter que la quasi-totalité de la musique est proposée par le groupe de rock britannique British Sea Power, je ne vais, bien sûr, pas m’amuser à rappeler le passé coloniale et la domination sur les mers de la Couronne.

Et dans tout cela, qu’en est il du joueur ? La première conclusion à tirer de tout cela est la fatalité de l’illusion du choix. Il est bloqué entre le “tu peux être qui tu veux” du RPG et dans l’écriture du scénario au préalable. De même les jets de dés sont une impasse supplémentaire au déroulement fluide de l’histoire puisqu’un échec empêche l’action/le dialogue. À l’inverse, un jet réussi se solde par un pic de sérotonine puisque votre volonté peut se réaliser. Le joueur est donc constamment en train d’osciller entre joie et déception au milieu des dialogues farfelus. Ne pouvant alors se réjouir du bon déroulement de l’histoire, le joueur se trouve un point d’accroche satisfaisant à dialoguer avec des personnages très justement écrits. De même, l’histoire reste riche en émotion et suscite alors l’intérêt des joueurs qui vont au bout de leur voyage vidéoludique. 

Quelle est la volonté de Robert Kurvitz et du studio ZU/AM dans Disco Elysium, ou plutôt qu’elle est la réaction qu’ils attendent du joueur ? Leurs interviews ne s’attardent pas tant sur cet aspect, il faut alors analyser le jeu et les pistes qu’ils t’offrent pour comprendre cela. Avec la personnalisation possible du personnage principal et les multiples quêtes annexes, on en déduit qu’il souhaite propager un idéal de liberté prise dans les carcans du choix. Le joueur va être forcé d’emprunter un chemin pour accéder à ses fins, devra-t-il devenir raciste, libéral, anarchiste, féministe ? Le joueur souhaite-t-il quitter son poste de détective pour tenter de devenir une Rock Star ? Le joueur peut-il écrire sa propre histoire et faire naître ses propres envies malgré la pensée des développeurs ?

La frustration que ressent le joueur bloqué dans ces carcans n’est-elle finalement pas la même que celle du spectateur qui ne peut acclamer un comédien à la fin d’un excellent monologue ? N’est-elle pas la même de celle qui souhaite brûler la toile blanche du cinéma, car les idéaux du film qu’elle vient de voir sont nauséabonds ? Cette frustration n’est elle pas aussi violemment ressentie par celui qui s’empêche de pleurer ou celui qui s’empêche devant une œuvre, car l’analyser avec émotion, c’est s’émanciper de la raison lorsque cette dernière est considérée comme la meilleure qualité de compréhension ? 

Quelle école est alors à construire afin d’analyser les œuvres comme chacun le sent ? Si je prêche l’idée d’une école différente pour chacun, je ne peux que vous conseillez de vous approprier les œuvres que vous visionnez. Regardez, jouez, vivez, profitez, soyez partie prenante de l‘histoire, présentez vos tripes et votre coeur aux artistes, comprenez ce que vous souhaitez, comprenez ce que vous pouvez et présentez vos raisonnements et vos ressentis sur la place publique. Échangez, confrontez, développez avec autrui. Pleurez, riez, ennuyez-vous si vous le devez, mais je vous en supplie, vivez l’art comme l’acteur que vous êtes. Si le spectacle vous oblige à être spectateur, soyez l’acteur du flot artistique qui se déroule devant vous et subissez ses vagues, la remontée à la surface n’en sera que plus agréable. 


C’est du moins ce que je retiens de Disco Elysium, ce jeu qui me frustre plus que tout, mais qui me fait me sentir vivant.

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