par Jules Paidet
“Be woke” et son dérivé “le wokisme” sont Issus de l’expression anglaise “I stay woke”, qui existait chez les militant·es noir·es depuis le discours de Martin Luther-King en juin 1965. “Be woke” encourageait les étudiant·es de l’université d’Oberlin (Ohio) à être lucides face aux inégalités, raciales notamment, et d’y faire face. L’expression a ensuite perdu cet usage jusqu’en 2013, où elle s’est vue reprise par les militant·es du mouvement Black Lives Matter qui appelait, une nouvelle fois, au besoin de conscience du racisme systémique et des violences policières. Notons également qu’en 2008, Erykah Badu chantait “Master Teacher”, dans laquelle elle répétait de nombreuses fois “I stay woke”, rappelant l’expression du pasteur quarante ans auparavant.
Aujourd’hui, les causes sur lesquelles on peut être woke se sont multipliées : les violences sexuelles, la communauté lgbtqia+, le féminisme, l’immigration, le dérèglement climatique… Présenté comme cela, le terme semble mélioratif, et il l’était, jusqu’à ce que des militant·es du président d’extrême-droite Donald Trump l’utilisent à des fins discréditantes. Appelée “woke culture” en anglais, elle critique le concept d’oppresseur et moque les personnes qui s’étaient emparées du terme pour entrer dans le militantisme. Le terme a ensuite traversé l’Atlantique pour arriver en France fin 20191, rajoutant le suffixe -isme afin de franciser le terme, mais surtout afin de lui donner une connotation d’idéologie péjorative.
Il a d’abord fait partie du jargon de l’extrême-droite, au même titre que “islamo-gauchisme” ou “bien-pensance”, mais bien moins utilisé, il était bien plus de niche que ses deux synonymes. Puis, la droite traditionnelle s’en est saisie ; et puis assez étonnamment, le ministre de l’éducation, l’a présenté, le 13 octobre 2021, comme un “danger face auquel l’école doit faire face”, et a affirmé que la culture woke était aux antipodes de la République. D’une certaine manière, on peut considérer que le terme s’est imposé dans le débat public à partir de ce moment ; ce malgré l’utilisation répétée de cette expression par d’autres politiciens auparavant, l’extrême-droite évidemment, mais aussi la gauche du parti socialiste.
Un sondage de l’institut Ipsos2 révélait pourtant que seulement 14 % des personnes interrogées avaient déjà entendu le terme “wokisme”, mais à peine 8 % savaient de quoi il s’agissait. Comme nous l’avons dit plus haut, ce terme était assez rare et n’était employé que parmi les politiciens d’extrême-droite, leurs militant·es, et les militant·es d’extrême gauche. L’utilisation du terme par le gouvernement relève donc d’une volonté de plaire à une partie de l’extrême-droite en se montrant conservateur et contre toute forme de progressisme.
Cependant, c’est peut-être là le plus gros problème du terme “wokisme”. En effet, nous avons là une expression qui se permet de décrédibiliser le féminisme, la cause lgbtqia+, ou encore l’antiracisme sans impunité. Ceci est possible grâce au fait que ce soit un néologisme dont la définition est floue, voire inconnue pour la·e français·e lambda. Notons au passage l’absurde complaisance du gouvernement vis-à-vis de ce terme alors que sa critique du pronom “iel” repose notamment sur sa nouveauté. Pouvoir prendre position contre des causes pourtant soutenues par la majorité des français·es3 est un luxe immoral possédé par une partie du gouvernement Castex.
On peut donc y voir un genre de novlangue, analogue à celui du roman de George Orwell, 1984. Dans son roman, Orwell décrit un Parti extérieur qui crée un nouveau dictionnaire réduit. Les synonymes sont supprimés pour empêcher les nuances. Les mots-nuances sont également supprimés pour les contraires d’un terme, et sont remplacés par le seul préfixe “-in” devant ce terme. De plus, certains adjectifs ont des significations différentes en fonction de ce qu’ils qualifient : un même mot va être mélioratif si on l’applique au Parti extérieur, et péjoratif si on l’applique aux rebelles. Si le pouvoir en place dans 1984 réduit le dictionnaire, c’est pour une raison que connaissent bien les philosophes du langage. En effet, on ne peut pas penser quelque chose qui n’existe pas, et encore moins le dire. De là, si on supprime toutes les manières de critiquer le gouvernement, on ne peut plus le critiquer.
Si nous poussons notre raisonnement encore plus loin, nous devons nous rendre à l’évidence que tout langage, même le français, est limité et limite notre pensée. C’est notamment ce que soutient Roland Barthes, lorsqu’il avait déclaré au Collège de France que “tout langage est fasciste”. Si notre capacité à penser est restreinte par une force, alors cette force est anti-démocratique. Le langage est donc, par essence, liberticide.
Mais revenons-en au fait. Le terme wokisme permet donc de remplacer “lutte contre le patriarcat” ou encore “prise de conscience du racisme systémique” en fonction du contexte, tout comme les mots de la novlangue orwellienne le permettaient. Il est donc limitant et contre-productif pour les porteurs de ces luttes : la gauche.
Ainsi, je vous invite à faire barrage contre l’utilisation de cette expression. L’utiliser, c’est légitimer les idées de l’extrême-droite. L’utiliser, c’est croire que nos revendications ne sont que des caprices contre lesquels ils peuvent lutter. L’utiliser, c’est lutter contre nos propres droits.
1Date des premières recherches internet contenant le terme wokisme.
2Sondage du 4 Mars 2021 : Notoriété et Adhésion aux thèses de la Pensée woke parmi les Français.
3Ibid
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