Le mythe de la Grèce Antique comme moment de tolérance sexuelle

par Néphabbe.

Depuis des années, l’argument de la naturalisation de l’homosexualité règne parmi les discours militants pro-LGBT+. En effet, il semblerait que les Grecs eussent recours à des pratiques homosexuelles en toute impunité et donc que l’homosexualité serait « naturelle » car identifiable même dans l’Antiquité. Dans le discours commun, se retrouve en outre l’idée d’une « bisexualité grecque » qui s’accompagnerait d’une sexualité éclectique et débordante. En réalité, ce lieu commun tire sa source de ce que la chrétienté a nommé à l’Âge Classique l’amour grec, qui englobait les péchés relatifs aux pratiques homosexuelles (homosexualité en général, pédérastie, sodomie,…) en faisant de la Grèce Antique le lieu d’origine de l’homosexualité. Ce regard rétrospectif sur notre passé semble s’accompagner de fantasmes partiaux qui retranscrivent une certaine vision anachronique de la Grèce antique ancrée dans des perspectives politico-culturelles.

Le topos de la bisexualité grecque transgresse les cultures depuis des siècles. Les études ethnographiques et ethnologiques du XIXe siècle s’accordent pour dire une chose qui fait office de présupposé : en Grèce Antique, les individus recouraient à des pratiques homosexuelles en dehors du mariage, faisant d’eux des individus bisexuels, en tant qu’attirés par les femmes comme par les hommes. Aujourd’hui, l’idée d’une bisexualité grecque est toujours présente dans le discours commun. Assurément, nombreux sont ceux qui, en parlant de la Grèce Antique, considèrent que les rapports homosexuels étaient communément admis dans la société et ne posaient aucun problème. En outre, cette idée est parfois revendiquée pour défendre l’idée selon laquelle l’homosexualité est naturelle, car elle serait identifiable depuis des millénaires. Mais est-il juste de parler ainsi des Grecs ?

Parmi les arts plastiques, on retient majoritairement les Grecs pour la poterie et la céramique. Ornés de peintures, de gravures ou de dessins, ces vases et amphores nous offrent des représentations diverses de la société grecque. Ce sont plus de 100 000 vases qui sont enregistrés dans le Corpus vasorum antiquorum, nous permettant ainsi de cerner les pratiques grecques. Ainsi, nous retrouvons de nombreuses peintures présentant des scènes érotiques et nous indiquant ainsi les pratiques et préférences sexuelles des Grecs. Au sein de celles-ci, des chercheurs ont su identifier une Histoire des représentations à caractère sexuel sur les vases. Ce n’est qu’à partir de la fin du VIe siècle avec l’institution du banquet que les positions sexuelles sont entièrement représentées sur des vases. Ces représentations montrent bel et bien des actes sexuels entre hommes. À la simple vue de ces représentations, il semble a priori légitime de penser que les Grecs s’adonnaient à des pratiques homosexuelles. Qui plus est, les ébats entre hommes imagés par les représentations picturales se retrouvent également dans la littérature, comme dans l’Iliade, avec la figure d’Achille et Patrocle ou dans les récits contant la rencontre de Zeus et Ganymède. Nous sommes néanmoins confrontés à un certain écueil : sans contexte, l’art, littéraire comme pictural, ne peut représenter les normes sociales et les juridictions d’un endroit à un instant T. Tout ce qu’il nous reste sont des « textes de circonstances dont on a perdu les circonstances » Il nous faut donc revenir aux normes sociales à Athènes et les comparer avec les représentations artistiques. Le discours en Grèce Antique s’accompagne d’un vocabulaire propre à l’activité sexuelle. D’abord, le sexe est conçu comme une activité du corps parmi les autres, et non indépendante. L’acte sexuel n’est pas perçu comme un acte concernant conjointement deux partenaires, et les terminologies désignent le rôle assumé dans la relation et non l’acte général. Ainsi, ces rôles revêtent des sens différents, mais se centrent en particulier sur la pénétration. L’homme pénétrant était toujours supérieur à celle ou celui qu’il pénétrait. L’infériorité est alors toujours accordée au pénétré, la pénétration servant ainsi d’indicateur de position sociale, économique ou politique. Enfin, et c’est ici le point qui fait converger la pensée commune, la Cité athénienne était fermement « anti-homosexualité ». En effet, les lois de Solon interdisaient les pratiques entre hommes, qu’elles englobaient sous le nom « d’incitation d’enfant à la débauche ». De plus, il était illégal et mal perçu pour deux hommes adultes d’entretenir des relations homoérotiques ou homosexuelles. « D’ailleurs, parmi les pires injures pour un homme étaient les mots : katapygon (dégénéré), et lakoproktos (large cul) ». L’homosexualité, dans le sens que nous lui attribuons aujourd’hui, c’est-à-dire l’attirance vers une personne du même genre, était donc réprimée à Athènes. Les normes sociales viennent alors contredire le topos de « l’homosexualité grecque ». Alors, d’où vient cette idée ?

L’idée selon laquelle les Grecs étaient homosexuels vient en réalité de l’extension abusive de la paiderastia, dûe à son instrumentalisation par la chrétienté. La paiderastia se développe à Athènes dès le VIe siècle av. J-C, et représente alors un rite de passage extrêmement démocratisé dans les classes supérieures, qui a pour but de faire passer un individu homme de l’âge enfant à l’âge adulte. Ces représentations mettent en scène un jeune homme, l’aimé (ou éromène) et un homme plus âgé, dit « mature », l’amant (ou éraste) dans le cadre de l’éducation du premier. Au sein de cette relation particulière entre amant et aimé, pouvait éclore des relations sexuelles. Néanmoins, en plus d’être réprimées par la société, celles-ci étaient extrêmement codifiées. Dans ce contexte, l’anthropologue Herdt propose de parler de « role-specialized homosexuality » (littéralement « homosexualité spécialisée dans les rôles » ) pour mettre en lumière le caractère normatif et social des relations pédérastiques. 

Dans une visée répressive, à l’Age Classique, la chrétienté a instrumentalisé ce concept pour diaboliser l’homosexualité. Sur une base presque ethnocentriste, la chrétienté cherche à démontrer sa supériorité morale sur celle des temps anciens, posées comme des terres inconnues et dont les mœurs sont opposées à celles actuelles. En effet, « l’amour grec reste un fantasme démontrant la supériorité de la civilisation présente, conjurant le thème de la corruption par la civilisation issue des Lumières qui imprègne la médecine et les sciences humaines émergentes. »

À partir du XIXe siècle, des penseurs ont critiqué ce mythe de l’amour grec d’anachronique. Toutefois, cette vision est controversée :

« L’homosexualité grecque » n’est pas le fruit d’une erreur rétrospective générique, mais le produit de plusieurs opérations de réécriture stratégique de l’histoire qui se sont succédées au XIXe siècle, dont les enjeux ont été le statut social, politique et éthique des homoérotismes et la définition des identités homosexuelles. »

En bref, nous avons reconstruit le topos de l’amour grec et montré que son substrat, la paiderastia se détache radicalement de ses conceptions. Avec sa visée à la fois répressive et oppressive, l’observation des conséquences politiques de ce topos nous a indiqué son ancrage dans des rapports de force et de pouvoir. Ainsi, l’étape de la déshistoricisation, nécessaire pour aborder les analyses contemporaines de l’Antiquité, nous a confirmé l’instrumentalisation politique du concept d’amour grec à des fins politico-sociales. Alors, plutôt que de défendre l’idée de l’anachronisme des études contemporaines qui consiste à appliquer nos catégories de pensée comme si elles étaient anhistoriques, nous défendons la théorie d’une réécriture stratégique de l’histoire. 

Ainsi, le mythe de la Grèce Antique comme moment de tolérance sexuel dépasse l’idée de la projection contemporaine des idées sexuelles et représente plutôt une instrumentalisation politisée de l’histoire, mobilisant sa réécriture, orientée vers une fin déterminée. 

L’amour grec reste donc un grand problème aujourd’hui, car il met en exergue la façon dont l’histoire a pu être utilisée à des fins politiques et sociales et exerce toujours une influence. 

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