par Théo Toussaint
Ce roman graphique, imaginé par Daniel Warren Johnson, nous plonge dans une histoire alternative, où la guerrière amazone renoue avec l’humanité à l’ère post-apocalyptique.
“Le seul espoir pour la civilisation est une liberté accrue, le développement et l’égalité pour les femmes dans tous les domaines de l’activité humaine” : cette citation, datée de 1941, conclut le communiqué de presse publié par la société All-American Publications introduisant Wonder Woman auprès du grand public. Bien qu’elle fût inventée par le psychologue William Moulton Marston, le personnage puise directement des inspirations dans la littérature féministe de la fin du XIXe siècle. La militante suffragiste américaine Elizabeth Cady Stanton conceptualise dans son essai “The matriarchate: or mother-age” que le matriarcat avait précédé l’avènement du patriarcat, par la suprématie des Amazones de la mythologie grecque.
Ce postulat s’impose comme une pierre angulaire du récit de Wonder Woman, où les Amazones décident de se soustraire aux hommes pour vivre en autarcie sur l’île du Paradis, Themyscira. L’hommage au militantisme féministe est également dépeint dans la représentation visuelle de la protagoniste par le dessinateur Harry G. Peter. Les traits de son visage reprennent ceux de la syndicaliste Margaret Higgins Sanger, qui fonda le planning familial américain au début du XXe siècle. Si la princesse guerrière est érigée en tant que modèle féministe, notamment par le biais du grand public, la super-héroïne est souvent reléguée à des statuts rabaissants. Elle intègre par exemple la Ligue des Justiciers auprès de Batman et Superman, mais endosse le rôle de secrétaire pour le groupe.
Ces choix éditoriaux se heurtent à la volonté des auteurs William Moulton Marston et Joye Hummel. La dimension féministe de Wonder Woman est finalement reniée en 1954. Cette décision est actée par l’organisme de censure des éditeurs, le Comics Code Authority, suite à la publication du pamphlet inquisiteur anti-comics “Seduction of the Innocent”.
Des paysages d’ocre…
Wonder Woman – Dead Earth, dessiné et scénarisé par Daniel Warren Johnson, reprend les concepts imaginés dans les années 40 pour faire évoluer l’histoire à travers une dystopie qui oppose le peuple des Amazones face au monde des humains. Dans un contexte de catastrophe climatique globalisée, l’île du Paradis commence à être submergée par la montée des eaux. Insurgées par la perte de leur foyer, les Amazones entrent en guerre contre les grandes puissances mondiales. Un conflit sanglant s’engage au terme duquel l’armée américaine abandonne tout sens moral pour déclencher une frappe nucléaire contre les ressortissantes de Themyscira. Si Wonder Woman s’élance pour empêcher les ogives d’atteindre leurs cibles, le “grand feu” survient malgré son sauvetage critique. Pour préserver la guerrière amazone de ce monde ravagé, celle-ci est placée dans un tube cryogénique, afin de lui faire recouvrir toute son énergie dissipée pour éviter l’apocalypse. Elle est accidentellement réveillée après plusieurs décennies par un groupe de survivants en fuite. Wonder Woman, partiellement amnésique, s’engage à protéger les quelques rescapés regroupés au sein du dernier bastion de l’humanité, Fort Nouvelle-Demeure. L’héroïne prend naturellement le leadership de la communauté et décide d’un exode massif pour retrouver l’île du Paradis.
L’auteur insuffle une dimension messianique au personnage qui, dès sa première apparition, sauve littéralement les éclaireurs de Fort Nouvelle-Demeure. À cette figure chevaleresque, s’ajoute le dévouement total à l’humanité, que Wonder Woman justifie par sa proximité morale et philosophique avec les mortels, bien plus qu’avec les divinités dont elle est issue. Comme elle l’explique à Dee, une autre protagoniste principale du récit : “Quand j’étais plus jeune, j’ai rencontré quelqu’un. [..] Il était époustouflant. Pas comme tu l’imagines. Je ne parle pas d’attirance sensuelle et émotionnelle. Ce que j’ai vu dans ses yeux m’a frappée. […] C’est à cause de lui que je suis tombée amoureuse de l’humanité. C’est pour ça que je me bats pour elle, que je me bats pour toi.”
Le parallèle établi avec le stéréotype du rédempteur judéo-chrétien trouve une conclusion par l’accession de Wonder Woman au rang de guide, qui mène la communauté vers une terre promise, au même titre qu’un Moïse post-apocalyptique. La justicière reprend donc le concept originel issu de son mythe, elle réintègre une dimension matriarcale à la société survivaliste d’après-guerre pour permettre aux rescapés d’espérer un monde meilleur, un endroit vers lequel migrer. Le groupe de Fort Nouvelle-Demeure traverse ainsi de vastes étendues dévastées par les radiations. Si quelques panoramas montrent aux lecteurs des collines désertiques de sable bruni, certains environnements changent drastiquement des clichés éculés des œuvres cataclysmiques. Wonder Woman, Dee et les autres survivants sont amenés à parcourir des jungles luxuriantes et des pics enneigés, toujours dans l’expectative d’un affrontement redouté contre les Haedras. Ces créatures imposantes prennent des inspirations directes dans le design des Kaiju Eiga, les films de monstres japonais, dont Godzilla en est la représentation la plus célèbre. Les antagonistes de Wonder Woman – Dead Earth disposent des mêmes origines que les Kaijus, des êtres vivants ayant subi des mutations radioactives à la suite d’essais nucléaires. Les réalisateurs les utilisaient initialement en tant qu’allégories de la peur de la société japonaise pour les armes de destruction massive dans une ère post-Hiroshima.
… Et des giclées d’hémoglobine
Le comics se distingue particulièrement par la mise en scène de Daniel Warren Johnson. Le découpage des cases propose un déluge d’action ultra-rythmé avec un jeu d’échelle et de perspective. L’auteur mélange habilement des plans d’inserts cadrés sur un élément précis composant un mouvement, et des scènes d’ensemble, surchargées de détails, utilisées pour magnifier le gigantisme d’une créature ou d’un bâtiment. Le format de papier atypique (23 cm X 29 cm) sert à étaler les illustrations sur des pleines pages, autrement appelées “splash pages” – un exercice courant dans le milieu des comics. Johnson propose ainsi des tableaux spectaculaires qui viennent immortaliser l’action et couper le rythme le temps d’une double-page. En plus d’être époustouflantes, ces “splash pages » subliment l’intensité d’une bataille, l’énergie d’un combat ou la puissance d’un personnage. Le dessin prend des influences dans les mangas et les cartoons, avec beaucoup de soin apporté à la déformation des corps, les textures et les onomatopées.
L’encrage sombre et brut permet d’ajouter une emphase à l’ambiance post-apocalyptique du récit, il accentue également la brutalité et la violence de certaines séquences. La mise en couleurs réalisée par Michael Spicer offre un panel détonnant de variations visuelles et renforce l’atmosphère de l’œuvre. Bien que la palette graphique soit en majorité composée de nuances marron, le coloriste imagine aussi des tons très vifs sur certaines illustrations pour apporter un aspect dynamique aux dessins.
Grâce à son récit foisonnant d’inventivité et son style graphique impactant, ce Wonder Woman à la sauce Mad Max invite à découvrir autrement le personnage iconique de DC Comics.
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