par Juliette Miglierina-Hardy
« Quand j’étais petite fille », me dit-elle. Anne se présentait comme une enfant lumineuse dans la vie de ses parents. Ses yeux couleurs d’automne, sous une légère frange ondulée dorée, laissaient apparaître la douceur d’une journée ensoleillée. Un sourire au coin des lèvres, tête baissée, je perçois le souvenir d’une période d’insouciance qui traverse son esprit. Brutalement, la mélancolie du passé s’installe, et vient perturber les traits de son visage lorsqu’elle me parle de l’apparition de ses premiers fils d’argent.
Anne a croisé les yeux de Renault pour la toute première fois en 1986, rue Carnot, dans la ville de Poitiers. Vêtu d’un blouson en cuir, accompagné d’un amas de courtes boucles brunes, elle tombe immédiatement sous le charme de ce garçon à l’allure élancée, tenant fermement dans ses mains une pancarte contre une réforme universitaire.
« La rencontre fut laborieuse » s’exclame-t-elle. Après de nombreuses tentatives de communication vaines, pour cause de timidité, puis grâce à la précieuse aide d’amis en commun, les deux âmes-sœurs se découvrent enfin lors d’une soirée d’anniversaire. Sur le grésillement de la platine vinyle, passant des Stones à Ottawan, elle me raconte l’ambiance d’une soirée endiablée et de ses premiers verres d’alcool. Anne se rappelle surtout de la magie d’un moment touchant l’aube, et des discussions sur l’oreiller, bercées par le crépitement du feu dans les bras de son adoré. Ensemble, ils tirent des plans sur la comète. Ils s’imaginent main dans la main, jusqu’à la fin des temps, puisque l’amour entre eux, s’écrivait à l’époque à l’inconditionnel.
Un matin d’hiver, Renault la rejoint dans sa chambre d’étudiante, non loin du Clain, près du Pont Saint Cyprien. Son attirail noir jusqu’aux lunettes diffuse la même énergie sombre que Serge Gainsbourg dans ses mauvais jours. Quand elle me livre ce moment, ses cordes vocales se mettent à trembler. La gorge serrée d’angoisse, Anne m’explique que l’enfance de son bien-aimé dévoile une certaine détresse psychologique. « L’amour, je ne sais pas ce que c’est. J’en ai tellement manqué, tu sais… » Lui confie-t-il. Lui, qui ne connaissait pas la moindre marque d’affection, ne se sentait pas digne d’être adulé par un véritable rayon de soleil. Par conséquent, il doutait de pouvoir l’aimer de la plus jolie des manières, de sorte à faire d’elle la plus heureuse des femmes. L’image d’un petit garçon triste, errant seul dans la pénombre, traverse ses pensées. « Je l’aimais tellement, que je ne pouvais pas passer à côté de lui. Alors, je lui ai tendu la main » me dit-elle, les yeux submergés d’émotion. Cette mission, qu’elle accepta sans aucune hésitation, était celle de remplir d’amour, un puits sans fin, celui de Renault, qu’elle ne quitterait désormais pour rien au monde.
Éprise d’un désir de sauvetage, ou d’une pulsion de tendresse et de compassion, Anne voit la chaleur de ses premiers cheveux dorés se ternir.
Les années suivantes se rythment au grès des études, empruntant des chemins à distance, remplis d’échanges de lettres douces, et parfois charnelles. « J’étais amoureuse d’un poète, d’un écrivain, d’un homme dont la plume était plus avenante que les maux que l’on souffle à voix haute ». Quand l’un se morfondait à Bordeaux, et que l’autre se languissait à Poitiers, ils se rédigeaient des « Je t’aime » pour terminer l’écriture de leurs papiers, avant de prendre le soin d’y coller un joli timbre, toujours accompagné d’un pschitt de parfum. Renault, lui, rajoutait souvent au dos des enveloppes cette phrase qui résonne encore dans la tête enjôleuse d’Anne : « Pense à moi plus fort, je ne t’entends pas ».
Puis les retrouvailles se sont produites à Paris, dans un appartement familial implanté au cœur du Pré-Saint-Gervais, où les deux tourtereaux y poursuivent leurs cursus universitaires. Lui, réalisait son rêve de devenir journaliste ; elle, après deux années passées en faculté de psychologie, se préparait à devenir éducatrice de jeunes enfants. Après 3 ans de vie commune, et deux diplômes en poche, ils décident d’un commun accord, de quitter la capitale afin de s’installer calmement dans la campagne rochelaise, où tous deux avaient grandi. Sur le chant mélodieux des oiseaux, sur l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, Anne et Renault dessinent leurs projets de couple. Ils les sèment comme des graines, avec l’espoir qu’à l’avenir, ils deviendront sublimes et florissants de bonheur.
« Il y a un mythe qui raconte que les enfants poussent dans les choux » me raconte-t-elle en m’annonçant la naissance de Marcel, leur tout premier enfant. Anne me montre avec précision les mèches qui ont perdu de leur dorure à l’annonce d’une grave anomalie cardiaque détectée dans le si petit corps de leur nouveau-né. Tous deux épris d’une inquiétude immense face à ce diagnostic, ils en viennent à se poser une multitude de questions sur la nature primaire de leur union. Et si l’acte de bravoure d’Anne, synonyme de sauvetage amoureux face aux écorchures d’un passé malheureux dans l’histoire de Renault, était responsable de cette malformation ? Marcel, était-il le reflet d’une histoire d’amour basée sur des sentiments si forts qu’ils en devenaient maladifs ?
Anne passe délicatement les doigts dans ses cheveux, l’air préoccupé « Je nous ai distribué toute la lumière qui émanait au fond de mon cœur pour surmonter cette épreuve ». Elle ajoute, « avec le recul, je crois que j’ai souvent oublié d’en garder suffisamment pour moi ».
Une famille à trois, c’était déjà beau. Il est vrai que leur quotidien était assez éprouvant et quelque peu tumultueux, cadencé par de nombreux allers retours dans les hôpitaux, combinés avec leurs emplois et ce projet de maison en pleine rénovation. Anne poursuit en me disant que l’union de son couple s’était renforcée grâce à cette lourde affliction. L’énergie qui circulait telle une osmose entre eux, à très vite suscité le désir d’agrandir leur foyer, cultivant ainsi leur potager de sorte à faire éclore de nouvelles fleurs à l’horizon.
Ses yeux pétillent de joie lorsqu’elle évoque les prénoms de Marie et Tara, deux rayonnantes petites filles nées à quelques années d’écart, sans aucune particularité médicale. Une victoire pour les parents de Marcel, ce vaillant bout de chou, gaillard et miraculé, s’efforçant de vivre comme tous les autres enfants malgré son anomalie. « Ces deux tournesols sont arrivés avec des sourires grands comme le monde ! C’était devenu si gai, si léger » m’énonce-t-elle avec fierté et soulagement.
Plus les semaines et les mois s’écoulent, et plus les enfants grandissent aux fils des saisons, construisant leurs personnalités, toutes différentes les unes des autres. Les élans de tendresse, les chamailleries, les devoirs et les vacances aussi, formaient petit à petit une certaine routine familiale. « Ça, Renault ne le supportait pas vraiment » me précise Anne. En effet, le père de cette fratrie ne savait guère comment trouver sa place entre autorité et papa poule. Sa défaillance psychologique semblait lui jouer de sacrés tours, enchaînant les séjours en centre psychiatrique, le contraignant à s’absenter parfois pendant de longues périodes.
Soudainement éprise d’un élan de désespoir et d’amertume, Anne me dit « Le noir de ses états d’âmes, ses démons du passé comme ils les appelaient, ont flingué notre relation ». De nombreux désaccords déchirants se sont interposés dans le foyer du bonheur, devenant de manière sidérante la maison de l’enfer. Afin de préserver la santé morale de la famille, le couple à l’osmose fusionnelle décide de se séparer pour mieux se respecter, démissionnant de leur union, chacun de leur côté. Quand je la questionne sur la réaction des enfants à l’annonce de cette nouvelle, elle me répond que « C’était un gros tremblement de terre pour eux, mais je leur ai expliqué que c’était la meilleure chose à faire pour notre bien-être commun ».
Quand Anne m’annonce le décès de Renault, son énergie lumineuse devient tout à coup silencieuse, laissant place à un ciel grisâtre mêlé de pluie, de grêle et d’un froid glacial. Rongé par son histoire, ses cicatrices, et ses difficultés à être un homme heureux malgré tout l’amour qui était diffusé autour de lui, il prend la décision, quelques mois après la fin de leur relation, de mettre fin à ses jours. « Après 18 ans d’absence, je me sens encore responsable de son acte, car je savais qu’il n’avait pas supporté notre séparation ».
Sous le choc, elle m’explique avoir vu, au lendemain du deuil, sa chevelure devenir intégralement argentée. Tout son or avait disparu. Celui de ses cheveux, et toute la brillance qu’il y avait dans ses yeux. L’amour, bien trop grand, qu’elle s’était efforcée de lui donner durant toutes ces années de vie commune, s’était envolé avec lui, ne laissant plus une miette, ni pour elle, ni pour ceux qui restent.
« Les enfants, et leurs rires insouciants, c’est ça qui m’a sauvée ». Marcel, Marie et Tara, ces trois soleils, désormais orphelins de père, sont les êtres qui ont réchauffé le cœur, les yeux et les cheveux d’Anne. Parce que l’amour est une mine d’or qui se cultive, en premier lieu, et se partage en finalité. Parce que l’abandon est un sentiment qui se rassure et se console avec patience, sagesse et sagacité.
« Aujourd’hui, ma famille est un gang de quatre super-héros, ayant vécu un drame qui nous a poussé à devenir, les meilleures versions de nous-mêmes ».
Telle sera la dernière phrase qu’Anne me prononcera droit dans les yeux, lors de notre entretien, l’énergie pleine d’espoir et de sérénité face à son histoire dramatiquement riche en émotion.
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