« Slasher : la violence d’une rose

Par Théo Toussaint

Entre histoire d’amour toxique et récit d’horreur, Slasher dérange le lecteur en le confrontant à la déchéance chaotique de son personnage principal.

Netflix est coupable de très nombreuses dérives artistiques. La gestion algorithmique de la promotion du catalogue de la plate-forme a mené à la standardisation de la mise en scène des créations audiovisuelles et à la production industrialisée des œuvres télévisuelles. Malgré tout, certaines séries issues du service de streaming furent un tremplin colossal pour leurs créateurs. Les succès critiques et populaires de The end of the fucking world et I’m not okay with this permirent de mettre en lumière les travaux de Charles Forsman. 

Celui-ci est établi comme un auteur de bande-dessinée indépendant qui présente, à travers son art, un univers qui lui est propre, et aborde des thématiques récurrentes dans ses créations. Ainsi, ses ouvrages se centrent autour de la psyché de ses personnages, souvent décalés, hors des normes établies au sein de la société américaine. Les comics de Charles Forsman introduisent souvent des protagonistes représentatifs du spectre autistique. Certaines de ses figures dépeintes sont parfois atteintes de sociopathie ou de traits psychotiques. Les récits de l’auteur proposent un motif répété qui narre la fuite en avant d’un individu à travers une quête, dans une volonté souvent guidée par l’amour portée à une personne, qui se termine majoritairement par une fin tragique et violente. 

Après avoir exploré les déboires d’adolescents paumés dans Celebrated Summer, The end of the fucking world et I’m not okay with this, Charles Forsman centre son quatrième roman graphique autour d’une femme trentenaire acculée dans son milieu social et harcelée dans son cadre professionnel. Christine, protagoniste central de Slasher, se caractérise comme un personnage sadique, comme elle finit par l’avouer à l’issue de l’ouvrage “Je ne jouis qu’à la vue du sang”. Son fantasme trouve un assouvissement dans la relation qu’elle entretient à distance avec Joshua, un jeune homme adepte de scarification, qui diffuse en ligne ses séances d’auto-mutilation. Comme dans la plupart des récits de l’auteur, les figures parentales des personnages respectifs sont absentes, malades, toxiques : la mère de Christine sombre dans l’alcoolisme après le décès de son mari, la mère de Joshua est une fanatique religieuse, violente borderline et surprotectrice. Ces deux êtres singuliers issus d’un milieu familial semblable vont donc entretenir un amour malsain, entraînant un cycle de violence inouï dans le sillage de leur fantasme, qui finit par déborder au-delà de leur sphère intime.

La nuit des masques

Au cours de ses multiples interviews, Charles Forsman cite plusieurs inspirations cinématographiques inhérentes à ses créations. Si Badlands de Terence Malik figure parmi ses références principales, l’auteur expose également la série Dexter et les films de John Carpenter comme influences notables dans la conception de Slasher. Le roman graphique reprend ainsi des codes esthétiques et narratifs du cinéma d’horreur des années 80, notamment dans la reprise des éléments distinctifs du giallo italien, un genre d’épouvante qui mêle érotisme et body horror. La filmographie de Carpenter se ressent également à travers l’hommage au long-métrage qui a popularisé le genre du Slasher auprès du grand public : Halloween, sorti en 1978. On y retrouve des parallèles dans la critique adressée à la société américaine, considérée dans les deux œuvres comme individualiste, consumériste et violente. Certaines comparaisons peuvent être établies entre Christine et Michael Myers, antagoniste du film Halloween, par la pulsion mortifère incontrôlable et la perversion sadique qui les poussent à tuer. 

Pourtant, le Slasher du comics est diamétralement opposé à la figure du tueur en série, le croquemitaine contemporain du cinéma d’horreur. Christine est guidée par son besoin de vivre par ses désirs pour fuir son quotidien. Elle assassine plusieurs hommes, masquée et vêtue d’une tenue de bondage en latex. Chacune de ses victimes représente une figure masculiniste : le patron oppressif, le bodybuilder vecteur des canons de beauté « conventionnels » ou le « white trash » caricatural de l’Amérique rurale.

Rose chair et rouge sang

Slasher s’éloigne complètement des autres comics de Charles Forsman. L’auteur cite régulièrement les œuvres Peanuts ou Popeye comme influences de son trait artistique. Ses précédents ouvrages reprennent un style proche de la BD franco-belge : une ligne claire minimaliste, très peu de détails et une mise en scène séquentielle centrée sur l’essentiel, avec un découpage des planches majoritairement en gaufrier (3 x 3 cases). Son dernier roman graphique propose une autre approche, plus en adéquation avec son sujet. Le style visuel de Slasher tend vers une comparaison avec l’art brut. Les conventions classiques sont abolies : les traits sont tremblants, les visages sont distordus, les couleurs sont criardes et les nombreux détails donnent un ensemble très fouillis aux compositions. Le comics semble parfois véritablement brouillon, comme si celui-ci avait été réalisé sous MS Paint. Malgré tout, le style s’accorde parfaitement à la dimension perturbante de l’œuvre. 

La narration, particulièrement bien menée, entretient un suspense sur la suite des événements. Le lecteur est poussé à adopter une position voyeuriste pour découvrir la finalité de cette quête chaotique. La patte artistique, particulièrement dérangeante, se coordonne à ce récit troublant pour développer un sentiment de malaise au cours de la lecture. L’auteur traite de la violence sans détour. Aucune ellipse, aucune métaphore ne vient atténuer les scènes de meurtre. La mise en scène crue se découpe au sein des cases, chaque assassinat fige momentanément l’action et les détails sanguinolents se succèdent au ralenti. 

La palette de couleurs, composée essentiellement de rouge et de rose, renforce cette esthétique malaisante. Le rose y tient une place prépondérante, il est à la fois utilisé dans un contexte érotique, et pour marquer la dimension gore. En termes de mise en scène, certaines nuances sont également utilisées dans une forme surréaliste pour représenter l’obscurité d’une pièce ou le scintillement d’une lueur. La couleur est associée à la chair et à la viande, deux éléments qui tiennent une place importante dans l’histoire dès les premières pages. Cet aspect fantasmagorique se retrouve par exemple lorsque Christine imagine le visage de son patron se métamorphoser en bout de steak : un indice sur son sort en tant que première victime.

Slasher est un comics réservé à un public averti, la brutalité inhérente à l’œuvre peut être déroutante pour certains lecteurs. Il relève cependant d’une volonté éditoriale et artistique qui permet à l’auteur de développer un discours critique sur la violence de notre société.

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