Bohème et libertaire : Elise et les Nouveaux Partisans

par Théo Toussaint

Dominique Grange et Jacques Tardi présentent le parcours d’Elise, militante politique française plongée au cœur de nombreux mouvements révolutionnaires.

Le contexte social des « 30 Glorieuses » a favorisé le développement de la société de consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Cette période historique fut également le terreau fertile de plusieurs initiatives contestataires. Au croisement des revendications portées lors des manifestations de Mai 68 et des contre-cultures avant-gardistes, une partie des baby-boomers cristallisent leurs valeurs autour de l’opposition militante aux inégalités et aux valeurs consuméristes. Le mouvement hippie, dont l’apogée culturelle et politique s’est établie aux Etats-Unis durant le Summer of Love de 1967, a également infusé sur le continent européen. Mêlées aux mouvances provos, beatniks et situationnistes, les idées révolutionnaires hippies façonnent la nouvelle gauche française, dont l’écho est encore tangible au début des années 2020.

C’est dans ce bouillonnement idéologique que se constitue la pensée engagée de Dominique Grange, dont Élise et Les Nouveaux Partisans se veut être un docudrama avec de nombreux éléments autobiographiques. Le récit construit ainsi un parallèle profond entre le parcours d’Élise et celui de l’autrice du roman. Le développement narratif décrit précisément les volontés politiques qui découlent de ses expériences. Au même titre que la protagoniste fictive, Dominique Grange fut d’abord chanteuse de yéyé, initialement établie à Lyon avant de rejoindre la capitale pour développer sa carrière musicale. L’histoire propose des tranches de vie ancrées dans le réel, ponctuées par une myriade d’événements sociaux : des grèves des papeteries de Nice, aux manifestations contre les violences policières.

Vivre sans temps mort, jouir sans entraves

Dans une approche semblable au journalisme gonzo, le regard intime du personnage principal dépeint le parcours des groupuscules d’extrême gauche qui évoluent dans une société marquée par une remise en question naissante autour de la colonisation, de l’esclavage, de la lutte des classes… L’autrice adopte un point de vue subjectif pour décrire en détail les pérégrinations d’Elise et ses camarades. Par sa vision interne en immersion, la narratrice amène ainsi les lecteurs dans différentes planques secrètes et hébergements de fortune où se tiennent les réunions d’actions de la Gauche Prolétarienne. Dominique Grange propose un quasi-reportage de terrain sur les pratiques des mouvances clandestines, où l’argot et les références politiques y tiennent une place importante. Pour éviter de perdre les néophytes, des notes en bas de page permettent d’appréhender le vocabulaire spécifique. L’œuvre adopte un ton réaliste, brutal et revendicateur, pour dénoncer sans détour les inégalités du système français des années 70. Les luttes des protagonistes mettent en exergue les problématiques liées au racisme envers les populations immigrées, à l’exploitation ouvrière, au sexisme, et aux précarités sociales. 

Si le récit s’appuie sur des éléments considérables tirés de faits réels, celui-ci conserve une part fictionnelle orientée vers un discours engagé, comme l’explique Dominique Grange dans la postface de l’ouvrage : “Je ne suis pas historienne. Mon propos n’était donc pas de raconter l’Histoire de la Gauche Prolétarienne, ni de faire l’inventaire de toutes les actions des maos en France. J’ai voulu montrer que les batailles menées par Elise et les nouveaux partisans tout au long de ces années, l’ont été pour des causes justes et auront sans doute contribué à faire avancer – voire à faire émerger – certaines idées démocratiques dans notre pays. Par la dénonciation des inégalités sociales, des cadences infernales, des licenciements abusifs, des conditions de vie indignes des travailleurs immigrés, des crimes racistes, des brutalités policières… et aussi par la défense des droits des femmes, des droits des prisonniers et celle de la liberté d’expression. Ces combats étaient essentiels pour faire progresser les droits humains, comme ils le sont toujours, un demi-siècle plus tard, puisque ceux-ci continuent d’être bafoués un peu partout à travers la planète!

Ne faites pas confiance à quelqu’un de plus de trente ans

Les activités révolutionnaires d’Elise s’apparentent en partie à celles des “Yippies” du Youth International Party, considérés comme la branche radicale du mouvement hippie. On retrouve également des similitudes entre les agissements militants de la protagoniste avec celles des “Diggers”. Plusieurs centaines d’activistes de San Francisco formaient ce collectif contre-culturel anarchiste proche de la mouvance hippie. De nombreux adeptes soutenaient et participaient aux actions de la San Francisco Mime Troup, un groupe artistique qui abordait des questions politiques à travers leurs spectacles dans l’espace public. Si Elise réalise des concerts clandestins dans les manufactures en lutte pour soutenir les grévistes, les membres des “Diggers” pratiquaient le théâtre-guérilla, en effectuant des performances dénonçant les violences policières ou l’interventionnisme militaire des Etats-Unis. Les combats politiques mis en lumière dans l’ouvrage s’articulent donc dans un contexte plus large où les discours contestataires fleurissent sous diverses formes dans la société occidentale.

Dans la tradition du “style Tardi”, Elise et les Nouveaux Partisans bénéficie d’un soin graphique tout particulier apporté par son illustrateur. On y retrouve ainsi les références caractéristiques aux travaux du dessinateur : l’emphase est portée sur les décors et les panoramas d’arrière-plan. Les environnements fourmillent de détails pour marquer géographiquement l’œuvre dans le Paris haussmannien des années 60. Ces espaces urbains se transforment en théâtres d’affrontements oppressants et étouffants lors des scènes de manifestations. Jacques Tardi construit ces séquences en accumulant les éléments visuels et les personnages visibles, les cases deviennent étriquées, parfois remplies sur la totalité du cadre. L’auteur donne également un ton singulier à son roman par l’utilisation du noir et blanc. De larges aplats de noirs et de gris composent les planches. Les ombres sont exagérées pour renforcer le contraste visuel dans un clairs-obscurs dramatique. Ce choix marque l’ambiance maussade et poisseuse de la capitale, et offre un étrange sentiment de spleen. Enfin, Tardi propose une approche graphique unique, propre à son style simpliste et efficace. Grâce au design par la soustraction, le dessinateur effectue consciemment des choix de représentation, pour conserver uniquement les traits les plus caractéristiques afin de dynamiser ses planches. Des formes presque abstraites se muent en quidams, des lignes de fuite déformées composent des espaces clos… La technique de l’auteur suggère les volumes et les mouvements plutôt que de les définir complètement.

Visuel et narration s’allient au sein d’Élise et les Nouveaux Partisans. Cet ensemble cohérent plonge lecteurs et lectrices en immersion dans le parcours de la protagoniste.

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