CHARLOTTE PERRIAND (1903-1999) : Se préoccuper d’aujourd’hui pour mieux préserver demain.

par Alice Gomont

‘’J’étais coiffée à la garçonne, mon cou s’ornait d’un collier que j’avais fait façonner, constitué de vulgaires boules de cuivre chromées. Je l’appelais mon roulement à billes, un symbole et une provocation qui marquaient mon appartenance à l’époque mécanique du XXe siècle*.‘’

Nous sommes en 1920, Charlotte à dix-sept ans. Elle fait son entrée à l’Ecole de l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD), institution fondée par le Comité des dames, qui n’admet que des femmes et perdure jusque dans les années 1980. Sept ans plus tard, elle frappe à l’atelier dirigé par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Pour l’intégrer, un argument majeur : la Table extensible, une invention originale qui permet de maximiser l’espace étroit de son appartement. L’ensemble du mobilier s’y trouvant s’inscrit dans une modernité qui dépasse ses prédécesseurs, et prendra même place dans diverses expositions :

‘’ Au Salon de l’auto je m’imprégnais de leur technicité, au rayon des accessoires j’achetai un phare pour éclairer ma future salle à manger. Pas de nappe pour ma table extensible très sophistiquée. Elle déroulait mécaniquement un caoutchouc noir entre des glissières en acier chromé. J’avais remplacé la porte palière par une porte coulissante laquée sans grande sécurité — la clé était sous le paillasson. À l’entrée, un bar en cuivre nickelé avec le devant en tôle d’aluminium anodisé. Ne croyez pas que je l’avais conçu par ivrognerie, non, c’était uniquement pour accueillir mes amis et faire la fête d’une manière plus conviviale, plus libre, plus décontractée qu’assise en rond autour d’une table basse. Je ne me voyais pas dans un salon*. ‘’

Jusqu’en 1937, Charlotte produit de nombreuses pièces en tant que collaboratrice et, souvent, il est question de son statut et de la reconnaissance de son travail en tant qu’autrice. Il faut dire que Le Corbusier, à la simple vue de la jeune créatrice, fût peu engageant et alertant : Ici, on ne brode pas de coussins*, a-t-il dit.

Le début du XXe siècle est marqué par des préoccupations sociales fortes : pouvoir de la classe ouvrière, statut étudiant, division des sexes, émancipation de la femme et de l’individu en général… Ainsi naissent de nombreuses initiatives populaires, pour beaucoup influencées par le communisme et ses idéaux et qui, pour ce qui concerne l’art, mènent à la publication de manifestes. En 1929, Charlotte prend part à la fondation de l’Union des Artistes Modernes (UAM), présidée par Robert Mallet-Stevens, et dont la première exposition se tient en 1930 au Pavillon de Marsan du Musée des Arts Décoratifs. Ces artistes incarnent l’avant-garde des architectes et décorateurs de cette première moitié du XXe siècle, entre modernisme et rationalisme (simplicité du bâtiment, réduit à sa fonction et par l’utilisation de tous les matériaux à disposition), tout en préservant la tradition de l’art décoratif français. Leurs théories aboutissent à un manifeste publié en 1934.

Les effets de la Crise de 1929 se font de plus en plus ressentir en France : la production chute surtout dans les domaines de l’agriculture, du textile et de la métallurgie, et le chômage atteint un demi-million de français pour beaucoup issus de la classe moyenne et rurale. Beaucoup d’artistes optent pour un engagement révolutionnaire, dont Charlotte Perriand. Avec la Table Manifeste, réalisée en 1937 en collaboration avec Pablo Picasso et Fernand Léger, l’artiste se positionne contre la dictature fasciste de Franco.

En 1936, la France voit l’avènement du Front Populaire, coalition des partis de gauche, et d’importantes réformes sociales. A l’occasion de la IVe Exposition de l’habitation qui a lieu cette année-là à Paris, l’artiste expose un photomontage géant de plusieurs mètres de long constitué de deux parties. Intitulée la Grande Misère de Paris, titre évocateur, cette œuvre illustre de vraies ambitions humanistes, pacifistes et communistes. Sur le premier panneau, de gauche à droite, la tristesse, la ville et le quotidien déprimant laissent respectivement place au bonheur, à la campagne et aux loisirs. La deuxième partie de l’œuvre, placée à la fin dans un soucis de sens de lecture, est une véritable aspiration, voire une promesse, de l’accès à un monde meilleur : une vie faite de vacances, pleine de plaisirs, due entre autres à une bonne hygiène de vie et à la pratique régulière du sport.

L’été 1936 est l’occasion pour les ouvriers de prendre pour la première fois des vacances en congés payés. Et l’architecture suit ce mouvement. ‘’Une cité de week-end située dans la presqu’île de la Cride dans la Var‘’, voilà le sujet du concours organisé par l’Architecture d’Aujourd’hui pour l’Exposition de l’habitation. Charlotte y participe avec sa Maison au bord de l’eau.

Nous avons dressé ici un avant-goût de la figure de la créatrice, qui ne pourrait se résumer à un simple article. Car Charlotte Perriand, pour le dire rapidement au-delà des préoccupations sociales et politiques, est aussi du point de vue artistique un modèle dans son domaine à l’initiative d’un art total, qui parvient à mettre en scène un véritable dialogue entre les arts. Ce dialogue s’exprime par la diversification des matériaux, l’intégration du design à l’environnement qu’il soit naturel ou architectural, et la multiplication des points de rencontre entre les cultures. Au Japon, pays où se déroule une grande partie de sa carrière, Charlotte trouve enfin le vide qu’elle apprécie tant et qu’elle ne cesse de chercher à intégrer dans ses créations.

C’est aussi une artiste dont les œuvres ont longtemps, et pour certaines le sont toujours, été cachées derrière le nom du Corbusier. Mais la signature de Perriand mérite d’être appréciée pour sa véracité. C’est elle qui fait en 1949 de la cuisine un endroit ouvert, confortable et à mettre en valeur au sein du logement, c’est elle qui conçoit du mobilier pour tous les budgets et adapté à toutes les situations et tailles de foyer, c’est elle qui, dans la dernière période de sa vie, démocratise l’accès aux sports d’hiver auparavant réservé aux élites. C’est elle qui participe à la réinvention d’un vocabulaire décoratif et architectural en phase avec les évolutions de son temps.

*Une vie de création, Editions Odile Jacob, 1998

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