par Théo Toussaint
Fabrice Colin et Serge Lehman imaginent une uchronie où se confrontent les grandes figures littéraires et scientifiques du début du XXème siècle.
À l’origine du roman graphique de La brigade chimérique, l’auteur de bande-dessinées Serge Lehman partage le constat d’une absence du genre super-héroïque dans la littérature francophone. Au-delà du pastiche, peu d’œuvres issues des mouvements d’après-guerre ont développé des narrations impliquant des justiciers masqués, tandis qu’outre-atlantique, le comics prenait un nouvel essor durant l’âge d’argent. Pourtant, dans la postface de son ouvrage, le scénariste évoque toute une myriade de créations de science-fiction imaginées à l’aube du XXe siècle, ayant servi d’inspirations pour la création de son univers. Des personnages développés au cours des années 30 reprennent les caractéristiques des super-héros contemporains, à l’instar de Félifax, l’homme-tigre créé par Paul Féval, ou Le Nyctalope, l’aventurier-détective de Jean de la Hire.
Ces romans-feuilletons mettant en scène, des proto-héros, sont tombés en désuétude au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans une interview publiée dans le média BoDoï, Serge Lehman suppose que la figure de l’héroïsme était dénaturée à cette période par le prisme de l’Übermensch, porté par la propagande nazie. La brigade chimérique s’attelle ainsi à restaurer ce patrimoine populaire disparu en réinterprétant les protagonistes fictifs de l’entre-deux guerres dans un contexte historique dystopique, à l’aube d’une Seconde guerre mondiale transformée par les super-héros. Les quatre Chimériques mis en scène : Le Soldat Inconnu, le Baron Brun, Matricia et le docteur Sérum, affrontent différentes incarnations des doctrines autoritaires. Le docteur Mabuse, issu du roman de Norbert Jacques de 1921, représente le fascisme allemand. Nous Autres est la personnification du régime stalinien, tirée du roman écrit par Ievgueni Zamiatine, l’un des premiers dissidents soviétiques. L’œuvre reprend les conceptions idéologiques de la littérature antifasciste d’après-guerre, qui dénonce l’archétype du surhomme. Dans le cadre du roman graphique, les antagonistes, du Nyctalope au docteur Mabuse, invoquent la nécessité d’exercer une domination totale, par la justification de leur nature supérieure. En ces temps troublés, l’équipe de héros entend rétablir l’espoir dans une Europe déchirée.
4 Fantastiques et psychologie jungienne
La brigade chimérique issue de l’œuvre éponyme regroupe quatre êtres mythiques, qui composent autant de parties de la psyché de Jean Séverac, un soldat français exposé à un rayon expérimental de radium pendant la Première Guerre mondiale. Cette transformation d’un seul individu pour former un ensemble collectif fait directement référence aux travaux du psychanalyste Carl Gustav Jung, qui théorisait sur l’apport de la mythologie dans ses correspondances avec Sigmund Freud. Selon lui, l’histoire individuelle peut faire référence à une histoire collective, la psychose et la névrose peuvent être traitées par le spectre des récits mythologiques. Si l’hypothèse de Freud suggère qu’il existe une structure semblable entre mythe et névrose, Jung estime que se plonger dans l’étude de la mythologie comme une analyse d’un passé commun à tous les êtres peut aider à la compréhension des névroses et psychoses. Ce raisonnement est approfondi en détail dans l’article Jung et la mythologie de Gisèle Borie. Le pouvoir de Jean Séverac fait écho à des divinités plus anciennes, comme une dynastie se réincarnant au fil des époques. Chaque personnage dispose d’une symbolique propre, le Soldat Inconnu usant d’une épée incandescente faisant directement référence à Saint-Jean de Jérusalem, ou Matricia représentant l’une des incarnations de Mère Nature.
Le quadruplement de la personnalité du héros peut également officier comme une réponse à la psychose engendrée par la Grande guerre, chaque entité correspondant à un souvenir enfoui. Celui-ci, atteint d’une amnésie au début de l’intrigue, recouvre sa mémoire lorsqu’il traverse la Chambre ardente, un espace-temps comprimé par la technologie du radium, qui lui permet de réellement se métamorphoser. Enfin, le concept même de l’équipe de la Brigade chimérique prend directement appui sur des nouvelles du genre du merveilleux-scientifique publiées au début du XXe siècle. Les auteurs citent comme références explicites L’Homme truqué de Maurice Renard ou L’Énigme de Givreuse de J.-H. Rosny, deux romans de science-fiction qui s’interrogent sur la recherche scientifique durant la Première Guerre mondiale.
Transmédia et storytelling
Jean Séverac est aidé dans sa quête par l’autrice surréaliste Georges Spad et Irène Joliot-Curie, fille de Marie Curie et directrice de l’Institut du Radium. Ces références aux mouvements artistiques et scientifiques du début du XXe siècle permettent d’ancrer l’œuvre dans un univers tangible. Le personnage central de Georges Spad permet à la fois de glisser plusieurs clins d’œil à toute la galerie d’artistes qui gravitent autour du mouvement surréaliste, notamment André Breton et Marcel Duchamps, et de brouiller les frontières entre réalité et fiction. Lors de la parution du roman graphique, les équipes créatives soulignent que celui-ci est l’adaptation de la nouvelle L’Homme Chimérique, attribuée à l’écrivaine Georges Spad. Cet ouvrage est finalement révélé en 2021 comme étant un canular, une création originale destinée à proposer une extension dérivée de l’histoire originale, dans un ensemble transmédiatique. L’intrigue de La Brigade Chimérique devient le point d’entrée vers un univers plus large, par des liens tissés avec d’autres protagonistes, imaginés sur-mesure pour étoffer cette mythologie, ou directement inspirés des créations publiées dans les années 30. Les scénaristes développent ainsi un lien avec M. Steele, un ersatz de Superman, et le Golem de Prague, dernier vestige de l’Âge Magique. En plus d’enraciner le récit avec des renvois à des temporalités antérieures ou des allusions à des justiciers d’autres continents, la relation entre les deux personnages se construit autour d’une filiation, prenant appui sur les inspirations à la culture judaïque insufflées par les créateurs de Superman, Jerry Siegel et Joe Shuster, par des influences au mythe de Moïse ou au Golem lui-même dans la conception de l’Homme d’acier. La Brigade Chimérique traite donc également de l’histoire éditoriale de la bande-dessinée.
Enfin, la réalisation visuelle de l’œuvre proposée par le dessinateur Gess et la coloriste Céline Bessonneau offre une mise en case plus proche du comics que de la bande-dessinée franco-belge. L’aspect graphique est marqué par une utilisation très contrastée du clair-obscur, dans un rendu similaire aux planches de Mike Mignola. Le dessin se simplifie au maximum pour privilégier le découpage de l’action, la mise en cases permet d’offrir une fluidité bienvenue dans la construction des séquences du roman.
La brigade chimérique propose une histoire originale invitant à découvrir des références disparues de la littérature de science-fiction française.
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