Mamie dans les orties

« On enregistrait des résistants, là je me suis dit “il faut qu’on aille enregistrer des grand-mères qui ont connu avant la loi”. »

Le 21 mars dernier, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Héloïse Pierre, cofondatrice du podcast Mamie dans les orties avec Marion de Bouard.On a pu aborder pleins de sujets, certains tabous, à propos de la condition des femmes au XXe siècle, dans la société comme dans la sphère privée, leurs combats, leurs désirs… On a parlé aussi de son travail, des hauts et des bas. Vous comprendrez, à la lecture de cette retranscription, l’importance de créer du lien avec les personnes âgées de notre entourage et l’importance de la parole comme de l’écoute. Bonne lecture !

Héloïse. J’ai monté une maison d’édition jeunesse en 2014 pour faire apprendre les mathématiques aux enfants. C’étaient des jeux, beaucoup de travaux manuels, la peinture pour apprendre les fractions, la cuisine pour les multiplications, et cetera. Au fur-et-à-mesure, j’ai commencé à développer des jeux pour l’égalité fille-garçon pour les enfants. Ça s’appelait The Moon Project. Ensuite, on a fait des jeux d’éducation à la sexualité. On était vraiment sur des thématiques assez diverses mais toujours des jeux, qu’on vendait en grande distribution notamment. J’ai revendu la société en 2019. Après, j’ai bossé quelque temps chez Bibliothèques Sans Frontières1, où j’ai développé un de leur programme à Dakar, au Sénégal.

Et ça fait cinq ans maintenant que je fais du podcast avec Mamie dans les orties. Il y a trois ans, j’ai monté ma prod’ de podcast à Marseille. On fait du podcast, beaucoup pour les entreprises sur des sujets de diversité et inclusion, des sujets aussi de com’ interne, beaucoup sur des évènements spécifiques, et tout au long de l’année de la com’ externe aussi.

Quand j’étais au lycée, il y avait le Concours de la Résistance2, je ne sais pas si ça existe encore : il doit y avoir de moins en moins de résistants vivants. Je me souviens que j’avais fait la première année du Concours, le résistant que j’avais rencontré vient du sud-est de la France. Il m’avait dit qu’au retour des camps, une des phrases qui le drivait le plus était “Il faut connaître l’histoire pour ne pas qu’elle se répète”.

Et du coup, quand j’ai commencé à travailler sur le droit des femmes, notamment le droit à l’avortement, sur ce qu’il se passait aux US, au Brésil ou en Hongrie où le droit à l’avortement était remis en question alors que c’étaient des droits qui avaient été durement acquis par des luttes, je me disais “Il faut absolument documenter et enregistrer ces grand-mères”, un peu comme ce qu’on faisait pour le Concours de la Résistance. On enregistrait des résistants, là je me suis dit “il faut qu’on aille enregistrer des grand-mères qui ont connu avant la loi”.

Cette phrase, à chaque fois que j’écoute la radio, les infos, et cetera, je me dis que c’est fou, on répète toujours ce qu’il s’est passé. L’histoire, et notamment parler aux grand-mères, pas que sur le sujet de l’avortement mais sur beaucoup de sujets. Notamment quand on parle avec des féministes actuelles, on a l’impression qu’elles sont les plus révolutionnaires, que ce sont des combats à nouveau, que tout est nouveau, alors que quand on parle avec les grands-mères, on se rend compte que beaucoup de combats d’aujourd’hui, en fait datent d’il y a très longtemps.

A l’époque, elles étaient parfois plus révolutionnaires qu’aujourd’hui. On oublie ce qu’il s’est passé avant. Mais il y a des féministes qui ont monté des médias de ouf dans les années 50, ultra dissidents et brillantissimes, qu’aujourd’hui même on aurait du mal à les lire, tellement ils étaient en avance. Je pense vraiment que c’est important d’aller écouter les grand-mères.

Carrément ! En fait, à la base, on n’est pas historiennes, on n’est pas journalistes. On allait juste rencontrer les grand-mères. Mais au fur-et-à-mesure qu’on les rencontrait, en fonction des histoires qu’elles avaient, notamment je me souviens qu’on avait enregistré une grand-mère qui a décrit la guerre d’Espagne, Franco. Elle nous a raconté toute son histoire, et on s’est trouvées un peu bêtes parce qu’on ne connaissait pas du tout l’histoire de l’Espagne. On s’est dit qu’il fallait vraiment qu’on se documente, et qu’on aille au-delà de juste des récits, que notre travail était quand même de contextualiser des récits individuels.

L’écriture du livre nous a vraiment permis, au-delà du podcast et de l’audio, d’aller chercher des… Bah tu vois, je trouve qu’on dit souvent que les histoires de femmes, ce sont des histoires de bonne-femme, que ça ne raconte rien sur rien. Récolter ces soixante témoignages, et de les contextualiser, ça rendait leurs histoires individuelles encore plus fortes. Ça nous a permis, nous, de trouver aussi un vrai pattern des choses qui arrivent : ce n’est pas juste une mamie qui a avorté, c’est quarante pourcent des grands-mères qu’on a enregistrées qui ont avorté. De documenter tout ça, de dire que l’avortement illégal c’était un vrai truc, qu’il y avait plein de manières différentes d’avorter. En fonction des régions, elles avortaient différemment.

Donc c’était une vraie manière de mettre en perspective, de nous poser, d’aller plus loin. Et ça nous a vachement aidé sur le reste des interviews : j’allais chercher des choses très spécifiques en fonction de ce que j’avais lu, de chercheurs et chercheuses qui avaient fait des recherches. De recueillir des témoignages, ce n’est pas facile. Parfois c’est lourd. Prendre du temps de recul, d’intellectualisation ça fait un peu de bien. Ça nous a permis de bien redémarrer après.

Oui c’est ça : déjà quatre saisons et une soixantaine d’épisodes. C’est quand même un gros chantier.

Ma grand-mère ! Quand elle jardinait, elle avait toujours un chapeau un peu farfelu. Et il était rose fuchsia. Elle avait plein de fleurs dans ses cheveux. Du coup j’ai eu très envie qu’on ait une mamie avec un chapeau rose. Et c’est vrai, t’as raison, c’est assez symptomatique du podcast. On en a acheté, du reste, des chapeaux roses. On a fait un évènement à Marseille autour du podcast, et on avait le chapeau avec nous. C’est marrant.

Je pense qu’on n’a jamais passé autant de temps sur un épisode que sur celui de Mado, parce qu’on ne savait pas trop par quel bout le prendre. On savait qu’elle avait avorté, mais on ne savait pas trop dans lesquelles conditions. Et on savait que son mari avait été un peu… Je pense que ce premier épisode, ça nous a montré qu’elles étaient prêtes à parler. Pourtant c’était sa petite-fille, mais elle nous a tout raconté. Elle nous a parlé de son mari, de son envie d’aller à l’extérieur, que lui il ne voulait pas.

Et en même temps, l’histoire de Mado, et pourtant c’était la première, donc par hasard, elle est vachement caractéristique de ce qu’on a cherché après : que les femmes étaient vachement reléguées à l’intérieur, leur volonté d’aller vers l’extérieur. Ça nous a confortées dans le fait qu’il n’y avait pas que l’avortement, mais plein d’autres droits qui étaient, en fait, ultra importants. Par exemple, son histoire de la conduite est ultra intéressante. Donc après j’ai cherché des grand-mères qui avaient réussi à conduire.

Ce premier épisode, il était trop bien. Et franchement, à chaque fois qu’on sort de chez une mamie, c’est la même énergie. Mais là on est sorties, on s’est dit qu’on avait un truc de ouf dans les mains, que c’était dingue tout ce qu’elle avait raconté. Et surtout, je me souviens très bien que Marion avait appelé son père en sortant, qu’elle lui a raconté, qu’il a dit “C’est fou, je ne savais pas”. Nous, on s’est dit “c’est dingue”. Et en fait, à chaque fois, elles nous racontent des trucs que personne ne sait. Et ça j’avoue c’est un peu cool !

En ce moment, je ne sais pas pourquoi, il y a vachement de grand-mères qui nous parlent de mort d’enfant, de décès de leurs enfants à elles, postnatal ou périnatal. Et même la perte d’enfants qui ont vingt ans, ce sont des sujets dont on parle très peu, qui sont ultra tabous. C’est vrai qu’on parle très peu de la mort dans nos sociétés. C’est un sujet qui me fascine toujours. On a eu des récits de femmes qui ont accouché d’enfants morts.

Ces sujets-là, on ne s’attendait pas du tout à les avoir. Et je pense qu’on n’était pas trop en capacité de les recevoir non plus, c’était très dur. Et là, en ce moment, on en a plein. Tous nos derniers épisodes, ça parle de la perte d’un enfant. Et je pense qu’il y a encore beaucoup de travail sur la prise en charge de décès d’enfant, comment tu gères dans une société le deuil, l’accompagnement des mères, et des pères bien qu’en l’occurrence à cette époque-là, elles étaient toutes seules quoi.

Ça c’est un sujet, après il y a tout ce qui va être la gestion financière du foyer. Je pense qu’on ne s’attendait pas à ce que les femmes gèrent à ce point-là. Ce n’est pas très documenté le fait que ce n’est pas elles qui gagnent l’argent, elles n’ont pas leur propre source de revenu pourtant ce sont elles qui gèrent l’argent du foyer. Ce sont elles qui reçoivent les alloc’, le mec leur donne un peu de thune, et après il n’y a qu’elles de responsables de l’argent de la famille. C’est très rare les histoires où ce n’est pas le cas, où le mec s’intéresse vraiment à comment on fait pour bouffer.

En fait, en cours d’histoire on ne l’a jamais appris. Le rôle des femmes dans la bonne gestion financière des foyers. C’était une grosse découverte, et après on a pas mal creusé pour essayer de comprendre vraiment comment tu faisais pour gérer un foyer quand tu n’avais pas d’argent. Souvent, elles me disent “Je devais lui demander. Il allait au bar”. Il y a plein de mamies qui disent que leur mec passait au bar avant de rentrer, avec la paye parce que la paye était en liquide. C’est intéressant aussi du point de vue de l’évolution de la place des femmes dans les foyers.

Je pense que Violette j’ai eu beaucoup de mal à le sortir, déjà parce qu’elle était beaucoup plus jeune. Et ça m’a un peu déstabilisée que, comme tu dis, tous les sujets des droits des femmes, ça la touche, et elle est très jeune. Donc ça m’a un peu démoralisée, je pense.

Quand on enregistre des femmes à la campagne où des femmes à Paris, ce n’est pas du tout la même vie. Là, c’était à la campagne. Et Violette, le fait qu’elle était très jeune, j’ai trouvé ça dur, en termes d’espoir. Et la deuxième chose c’est qu’elle m’a raconté beaucoup de choses assez dures. Le soir, elle m’a envoyé un message pour me dire que ça avait été très dur, qu’elle ne pensait pas remuer autant le passé. Je pense que c’est la première fois qu’une des grand-mères ne me dit pas merci d’être venue l’interviewer mais plutôt “Je m’en serais bien passé”. 

Donc j’ai mis longtemps. Et là, je l’ai appelée pour la sortie, on a beaucoup discuté et ça m’a fait beaucoup de bien de réécouter. Mais je pense que quand on les fait parler de leur passé, il y en a pour qui elles n’en ont jamais reparlé, pour qui elles n’ont jamais eu d’oreille attentive, qui ont été à la police et que personne n’a écouté. Je pense que ça leur fait un vrai truc, et que je ne suis pas très habilitée pour faire ça. Il y a des moments où il faudrait qu’il y ait un suivi psy’ derrière et qu’on n’est pas en capacité de faire. 

Je pense que ce n’est pas souvent qu’il y a des jeunes de notre génération qui prennent le temps, et restent vraiment sans juger. Je pense que quand on écoute nos grand-mère, on se dit “C’est bon mamie, tu radote !”. Là, il y a une vraie écoute, intéressée et intéressante. Et ça leur fait beaucoup de bien.

Le seul truc à rajouter c’est que j’espère qu’en écoutant ce podcast, certaines personnes changent un peu leur regard une petite vieille qui nous saoule dans le train, ou au spectacle à côté. C’est un peu mon combat personnel, de changer ce regard sur les vieux… et les vieilles !

Je suis tout à fait d’accord ! Je pense que ça vaut carrément le coup puisque parfois, quand on les pousse un peu, elles disent des trucs… Franchement parfois on rigole, on se marre. Elles sont très surprenantes. Ouais, elles sont assez impressionnantes.

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